Carnet N° 14
Carnet N° 14
Mon journal
commencé le mercredi 10 décembre terminé le jeudi 1er janvier 1874 appartenant à moi.
Rue du Temple, villa Baquis, Nice.
# Mercredi, 10 décembre 1873
Premier jour de mon ère nouvelle ! Mon malheur, mon premier échec. Que Dieu est... non toujours bon et grand. Je suis misérable ce matin; comme dans un rêve. A dix heures je joue du piano et je ne sais par quelle bêtise j'imagine qu'en ce moment on les marie, je me mets donc à jouer cette célèbre marche funèbre de Beethoven. Vraiment je m'abîme pour rien, car je suis devenue laide et j'ai souvent des taches rouges ou une des joues brûlante et rouge. Et tout cela pour rien.
Je suis toute drôle, et si timide, je le serai pour longtemps. L'effet que produit sur moi cet événement n'est pas subit et terrible, ce n'est pas comme on ferait une grande tache d'encre noire, mais comme si on prenait cette même quantité d'encre et qu'on la répandait sur toute la surface qui ne devient pas noire mais seulement grisâtre. Ce malheur ne me tue pas, mais il se répand dans tout mon être, il ne m'ôte pas la parole ou les jambes, ou la vue, mais il me ternit, il m'obscurcit toute entière. Il m'a enlevé le principal, l'espérance et la confiance. Je ne vois plus tout en rose mais en gris.
Je suis très étrange, je ne comprends pas ce que j'ai.
Je monte à cheval, le riding-master M. James est parti et ne revient plus, mais ce groom monte aussi bien. Il y a beaucoup de monde à la promenade, je vais chez les Howard, c'est leur jour, certes je ne vais pas en visite, mais seulement parce que je ne savais où aller. Je ne trouve que Aggie, j'entre dans leur étude, je bois un verre d'eau, je me repose, alors reviennent Hélène et Lise. Charmées de me voir, sans doute, Hélène me pèle l'orange, toutes les trois m'embrassent vigoureusement et je pars.
C'est dégoûtant, j'ai passé plusieurs fois par la promenade, je n'aime pas cela.
[Dans la marge: (Lewin est arrivé)]
A chaque instant je me figurais ce qui se fait là. Je ne suis pas à Nice, je suis loin je ne sais pas où. Tous ces gens que je vois passer ne me semblent pas vivants, et pourtant chacun d'eux a et des joies et des chagrins. Je suis là, je tâche de me figurer ce qui s'y passe, à chaque instant je les suis, je veux m'imaginer ce qu'on dit, où on va, tout ce monde, cette cérémonie. Je les vois à l'église. Le voilà donc marié, car à cette heure il est déjà marié. Marié ! je ne puis le croire. Je rêve. C'est affreux. Je ne puis croire que j'ai désiré tant de temps pour rien, que toutes mes espérances soient brisées en un instant, enfin il me semble que c'est impossible, que c'est impossible, que ça ne peut pas être. Car je l'ai tant demandé, tant attendu ! Je rêve, c'est un rêve, au réveil j'irai à la promenade, je le verrai, je verrai sa voiture près de Gioia, je le verrai repasser encore une fois; puis je le verrai au Tir, il est toujours le même, mais non ! c'est fini ! Voilà c'est ce c'est fini que je ne puis comprendre ! Que je ne comprendrai jamais. Que je suis bête, que je m'inspire de pitié ! Que je suis misérable, pitoyable, détestable ! Je ne puis pas me supporter !
Je commande des glaces, je rentre pour Cunegunda mais je ne fais presque rien, je ris et je parle tout le temps; elle est très contente que j'aie parlé avec elle. J'ai chanté à dîner et Bête me dit tout bas :
- Ne chantez pas, il se marie, vous devriez être en deuil.
- Oh ! princesse, quelle bêtise.
Vraiment je suis fatiguée de me chagriner, et je me laisse aller. Comme après une lutte, dans un cauchemar on ne peut plus se défendre, on se jette par terre et arrive ce qui arrive. Il m'est arrivé plusieurs fois de rêver qu'un ours me poursuit, je cours, je cours, je n'en puis plus et enfin je tombe et je me laisse dévorer, j'ai senti la gueule brûlante de la bête... c'est en ce moment que je me réveille. Mais hélas ! je ne me réveillerai pas. C'est une triste réalité.
Et tout de même je ne le puis croire ! Il me semble que tout cela se passe au delà de la terre, que... que je n'en sais rien je suis folle. Je...
Comme on voit, mes misérables efforts pour raconter ce que je sens, pour écrire. Je ne pouvais rien dire je suis trop malheureuse. Et la meilleure manière d'exprimer ce que je sens, de décrire en quel état je suis, serait de ne rien écrire du tout.