Jeudi, 11 décembre 1873
# Jeudi, 11 décembre 1873
Il y a donc des moments où je suis jolie ! Et si jolie. En me décoiffant, j'ai improvisé une coiffure toute simple, un seul peigne soutient les cheveux, devant il n'y a rien, derrière sur la nuque une courte boucle. Je me suis regardée, et je jure que depuis que j'existe je ne me suis jamais vue comme cela. Blanche, un peu rose, les yeux agrandis, brillants et mélancoliquement rêveurs, si je faisais involontairement un mouvement imperceptible, deux étincelles brillaient. La bouche petite et écarlate, le cou (j'étais un peu inclinée) long, blanc, gracieux, les bras que je tenais appuyés sur les genoux, pas même, je sais seulement que mes mains croisées étaient près de la joue droite, mais je les ai laissées tomber et j'étais encore mieux. J'aurais donné tout au monde pour avoir un tel portrait. Je ne pouvais détacher mes yeux de mes yeux. J'avais un petit air languissant, adorable. Je crois que je ne suis jamais aussi jolie au théâtre ou n'importe où, enfin, mon costume m'embellissait aussi; je n'avais que mon manteau à peine attaché devant, l'encolure étant trois fois celle de mon cou, on voyait la nuque, le cou et même le commencement du cou derrière, de côté, et devant les bras passaient par deux trous, mais étaient couverts jusqu'au coude presque. C'est un costume si poétique ! J'avais l'air d'un rêve, d'un tableau, d'un caprice. Les plus laides ont des moments favorables.
Je sors, je marche depuis n° 59 home. Il y a une quantité de monde, autour de la musique une foule. Mais ça m'est bien égal. J'aime marcher vers quatre heures, il fait si frais, si bon. Ça m'a fait du bien, j'ai un air calme. Mais non, ça m'a fait du mal car je suis vieillie, ma peau est plissée, les derniers jours j'ai dormi à peine six heures, il faut que je me remette.
J'ai pensé d'écrire que je ne l'aime pas, que c'était de l'imagination, que son mariage ne m'affecte nullement. Tout cela pour me relever un peu, car je suis si... honteuse de moi, si humiliée d'avoir aimé en vain, d'être comme un chien auquel on a donné un coup de pied. Mais ensuite j'ai pensé, pourquoi feindre devant soi, pourquoi dissimuler devant soi-même, pourquoi mentir ?
Depuis hier, il est marié un jour, une nuit et un jour. Il est mort, il n'est plus, il y a le duc de Hamilton mais ça n'est plus le même. L'autre est mort. A dîner la Bête, l'insipide Cunegunda me dit:
- He is married since yesterday.
- Who ?
- The duke of Hamilton.
- Which duke ? demande Bête.
- Duke of Hamilton. But what is he, old, young, or what.
- That you must ask her (me montrant) I don't know.
Alors Bête se mit à dissimuler, à dire:
- Which the tipsy, the red, the ugly one ? et puis que lorsque j'avais neuf ans, j'ai admiré son frère Carlo, qui est très beau, etc. etc.
C'est si bête de sa part. Puis j'ai dit à papa que Hamilton s'est marié, alors il dit qu'il le plaint beaucoup, qu'il était heureux, qu'une femme l'aimait, et ce qui l'attend en mariage, que sa femme ne l'aimera pas, qu'elle mettra au monde quinze enfants etc. etc. etc. Je n'ai pas rougi; seulement lorsque Cunegunda a dit la première phrase j'ai senti une petite rougeur, mais presque rien. Lorsqu'on parle de lui je suis très calme mais malheureuse, je voudrais baisser la tête, et m'en aller quelque part loin, loin, me coucher par terre et rester toute seule. Ce que je crains par-dessus tout, c'est qu'ils peuvent venir ici, le duc et la duchesse de Hamilton. Ah Dieu ! je suis abaissée devant moi-même, confuse, honteuse, et s'ils viennent ! Oh Grand Dieu épargne-moi ce tourment ! Si on savait comme je suis malheureuse ! Comme je souffre ! Pas un moment de tranquillité, toujours j'ai devant les yeux...
C'en est trop, je veux oublier. Oh mon Dieu, au contraire je veux toujours y penser ! C'est mon bonheur. Toute ma vie est bouleversée par ce cataclysme, c'est facile à dire, mais à l'éprouver ! C'est, il me semble le plus grand événement de ma vie. Mon bonheur, mon paradis s'envole et je reste seule... à la Buffa ! Dieu des dieux ! c'est dur ! Et il faut être moi pour ne rien interrompre, pour vivre comme si rien n'était arrivé, étudier, jouer du piano etc. etc. Je suis très forte à ce que je vois.
Oh ciel ! aidez-moi à dire ce que je sens, car plus j'écris moins j'exprime ce que je veux. Enfin il n'y a rien de comparable à ma douleur amère. Sans doute il y en a qui perdent leurs parents, leur fortune, tout, qui sont malades, mais c'est un autre genre.
Et même en ce moment je ne puis m'imaginer qu'il soit marié. Que toutes mes espérances soient craquées, que c'est fini ! Je suis comme une enfant, je suis fâchée contre lui, et volontiers je lui ferais du mal. J'ai sérieusement pensé d'écrire et d'envoyer une belle lettre anonyme, qui dirait de belles choses de lui, d'envoyer cela à elle, mais c'était la veille, trop tard.
Oh Dieu !