Bashkirtseff

Mardi, 9 décembre 1873

OrigCZ

# Mardi, 9 décembre 1873

Demain !

Je m'endormis hier à onze heures à peu près et je me lève à cinq heures et demie. Je suis plus fraîche, mais je vois une chose, c'est que au lieu d'un fit de désespoir, de rage, la douleur se répand doucement sur mon existence, je n'ai plus de ces attaques de larmes et de désespoir, mais je deviens calme, je ne me surprends plus sautant ou courant, ou souriant à ce que je pense, mes mouvements deviennent paresseux, indifférents, je n'entends pas souvent ce qu'on me dit car mes pensées sont loin. Je sors pour sortir, je suis froide, même pour mon "Derby" que je regarde à peine. Avant la moindre des choses m'échauffait, m'intéressait, je venais raconter ce que j'ai vu, demander quoi et qui on a vu, parler sans m'arrêter, sans finir les paroles, enfin avoir un sourire constant sur les lèvres, être vive, étourdie même. Enfin être une enfant sans soucis, pleine d'espoir, confiante, aimant tout le monde, ne croyant pas au mal, et heureuse, heureuse comme le bonheur. Certaine que le bonheur seul m'attendait, que la grande question c'est le temps, mais que ce que je veux arrivera, infailliblement.

Maintenant, je suis indifférente, sérieuse; je ris, mais en société ou pour rire seulement.

J'ai un chagrin, je suis plus femme.

Que le diable emporte, être femme ! Est-ce qu'il faut un chagrin pour former ? Une déception ! Une confiance brisée. Je ne suis plus sûre de rien. Je ne puis plus dire que l'on peut faire ce qu'on veut. Ce que j'ai eu la bêtise de dire toujours et pourquoi. Dieu m'a punie. Ce qui m'ennuie le plus, c'est que je ne suis plus confiante et assurée, j'ai perdu ma gaîté, c'est dommage.

Nous sortons en voiture (robe brune, très bien) puis je marche avec Hitchcock, Barter 1 marche avec nous, ça me chiffonnait un peu car je critique les Boutowsky lorsqu'elles sont avec des garçons, et je n'aimerais pas qu'on me vit moi, me promenant avec des saligauds. Il s'en va lorsque je dis bonjour à Mme de Pierlay, qui vient d'arriver. Il y a un très bon bataclan russe de dames, de très beaux noms; Woerman est avec eux. Je voulais rester plus longtemps, mais me disant ensuite: pourquoi ? quel is the use of it ? je serai seulement mécontente après. Je rentre et me mets juste au piano. Je n'ai pas assez travaillé ces deux semaines. Je vais lire à Dina "The marriage of the duke of Hamilton " assez calmement lorsque je lui ai dit qu'il y a cet article; elle me demanda si l'on a immolé des cochons et tué des pigeons à cette occasion; "mais non, au contraire, c'est magnifique", et je lui lis - Mais ils sont très aimables, là-bas -dit-elle à propos des cadeaux et des rejoicings. Mais ce fut charmant lorsque je l'ai montré à la princesse, elle se prit [Rayé: comiquement] le cœur et dit demi riant:

- Ah ! Moussia, c'est vraiment comme s'ils m'avaient enlevé un fiancé.

Elle se met à lire et sent la même chose que j'ai senti à toutes ces fêtes, ces parades, ces triomphes, au bal elle dit :

- Ah, ce bal aurait pu être pour vous, il aurait pu être tout pour vous. Puis: "Ah, ce monstre ivrogne". Ah princesse que vous êtes terrible.

Ayant fini elle me dit:

- Mais je ne sais pas comment vous dire ce que je sens, c'est tellement... je ne puis exprimer comment, au point que I read it a second time lorsqu'elle arriva aux cadeaux de "Lady Mary" (encore ce lady Mary me donne la fièvre), elle poussa des exclamations, hocha la tête et dit plusieurs jurons tout en lisant.

Je comprends parfaitement ce qu'elle sent pour moi. Je jouais au piano pendant qu'elle lisait.

Elle réveilla en moi l'envie et la jalousie. "Ça je comprends, dit-elle, être duchesse, riche et tout cela, mais en Angleterre, car voyez en Italie, voyez quels misérables ducs". Elle est excitée et transportée par cet article, tant c'est pompeux, imposant et magnifique. Elle sent et pense tout à fait comme moi, en ce point, (en d'autres, elle est un peu bébête).

Que voulez-vous que je dise ! On ne peut pas être plus fâchée, envieuse et désappointée que moi ! Je ne parle pas de mon amour, je suis trop fière. Je suis confuse, et me fais l'effet d'un chien qui mord sa queue, je me fais pitié.

"Oui je pleure de rage !

"De rage et de regret, etc. (fille Angot)

Car j'ai beau épouser un prince russe ou un marquis français, ce ne sera rien d'extraordinaire.

[Annotation: 1875. Surtout ce ne sera jamais le duc de Hamilton.]

Ce ne sera jamais comme en Angleterre, ce luxe, ces immenses pompes, solides surtout. Ces magnificences, cette aristocratie. ces châteaux, ces nobles ruines. En Ecosse surtout ! Ces vieilles tours légendaires, ces seat des familles pendant des siècles et des siècles. Ces antiquités, non des antiquités comme en Italie, qui font mal au cœur, mais nobles, riches, luxueuses, imposantes, qui font battre le cœur et font les doigts se glacer. C'est mon paradis, c'est ce que je désire, ce que j'implore, ce que je supplie, ce que je désire de toute la force de mon âme misérable et grande à n'en plus finir ! C'est pourquoi je donnerais tout au monde ! Ce que j'adore ! Pourquoi je vis, ce qui est fait pour moi et pourquoi je suis faite. Même si ce n'était pas lui qui se mariait, un autre, j'envierais et je ragerais tout de même, mais lorsque c'est lui, lui que j'aime, que je croyais, je ne sais par quelle folie impardonnable à moi. Mais c'est au-dessus de toutes les expressions qui existent ! Toutes les muses et Apollon ne pourraient exprimer ce que je sens. Je me sens, je ne sais par quelle absurde, folle, stupide folie, volée. J'en veux à tous. Comme si on me prenait ce qui est à moi, à moi, et qu'on me l'arrache, qu'on me vole, qu'on m'assassine. Mais je sens monter dans ma gorge des larmes, ma respiration devient pénible, lorsque tout à coup je le vois, dans mon imagination, en voiture passant comme une flèche, lorsqu'il se présente si vivement à mes yeux, je crois le voir, je vois comme il est assis, je vois les plis de sa jaquette, les carreaux, sa nuque, le mouvement qu'il fait lorsque la voiture se met en mouvement, sa figure enfin, son expression noble et majestueusement jeune, fraîche, forte, son regard vif, moqueur un peu. Ces manières naturelles, hardies, fat, careless, lorsqu'il siffle, lorsqu'il parle, enfin lorsque je le vois, je suis essoufflée, la plume n'écrit plus, elle vole; je ne sens plus la terre, je suis emportée, mon cœur se gonfle et les larmes d'abord se font sentir dans le nez puis obscurcissent mes yeux, ma bouche s'ouvre...

[Annotation: 1875. Oui, c'est bien cela et je sens la même chose à présent.]

Il me semble que jamais je ne pourrai lui désobéir, on se sent subjugué par son regard seulement. En le voyant pour la première et la dernière fois de près au tir je me suis dit, que ça n'est pas Gioia qui le tient, mais c'est lui qui tient Gioia. C'est un jeune homme, robuste, vigoureux, vif, et commanding. Chaque geste est un délice.

Il a la figure d'un roi, il me semble que si on l'habillait comme les anciens rois anglais, ou en costume écossais tout le monde plierait le genou devant lui.

Je ne puis jamais bien dire ce que je veux. Il n'est pas un de ces rois-modèles comme en Italie avec des grandes plumes au chapeau et des manteaux pendant derrière, avec des faces satisfaites et superbement banales. Il est frais, il est Anglais !

Voilà ce que je puis dire, il est Anglais. C'est l'idéal d'un duc anglais. J'ai une passion pour ce titre, roi n'est rien à côté de duc pour moi. Je suis folle !

A quoi sert m'exciter ainsi ? Pour quel bonheur ! Suis-je assez bête !

Mais je l'aime. Merci mon Dieu que tu m'as permis de sentir et de comprendre aujourd'hui.

Je crois bien qu'ils doivent se réjouir tous ces gens, du retour du duc de Hamilton, il redevient ce qu'il doit être. Tout le monde, la cour, doit être heureux de retrouver son nom. Je m'imagine toutes les faveurs, tous les honneurs. Il revient, il reprend sa place, il redevient un noble anglais, le chef d'une des plus illustres familles, se marie selon le désir de sa mère, tout est parfait, superbe, splendide. On ne peut faire un plus grand éclat.

Tout le monde le recherchera, il rentrera comme dans sa famille, dans la société qui le recevra à bras ouverts; tout cela agirait je ne sais sur qui, sur un diable et en ferait un homme de bien. Il sera charmé, il ne s'ennuiera pas du tout, il verra que cette vie est meilleure que l'autre, et il ne le verra que parce qu'il a connu l'autre.

Demain ! Demain ! Quels contrastes ! Moi dans cette misérable chambre, eux dans des palais, moi pour société Bête et Solominka, eux la reine et les princes !!

Pourvu qu'ils ne viennent pas à Nice. J'ai peur de cela, j'ai peur ! Qu'est-ce que je deviendrai alors. Oh ! grand Dieu épargne-moi cette torture !

[En travers: Dieu m'a entendue et ils ne sont pas venus à Nice.]

Et cependant le voir est un bonheur si incomparable !

Non, je ne veux pas, mon Dieu ayez pitié de moi. Si je le vois avec elle...

Grâce, Miséricorde. Oh mon Dieu sauvez-moi !

Fin tragique du livre 13ème, vilain chiffre aussi malheureux que ce journal.