Bashkirtseff

Mardi, 2 décembre 1873

OrigCZ

# Mardi, 2 décembre 1873

Dans huit jours.

Worth m'a envoyé plusieurs échantillons mais rien ne me convient, je réécrirai.

Je suis dans un épais nuage, je ne prends part à rien, rien ne m'intéresse, je suis si triste. Paul me cause un grand chagrin aussi, il est toujours au théâtre, va tous les jours chez Marie Petit et... un garçon perdu. Il est comme un fou, il ne comprend rien. Grand Dieu daignez l'éclairer ! Moi-même je n'ai jamais été ainsi. Apathie complète. Je ne mange presque rien; je deviens pâle.

Avant, sortir était une distraction, aller à la promenade, voir le monde, maintenant je sors peu, rarement, Mme Vigier peut bien mettre une maison sur la tête que ça ne me ferait rien. Il n'y a pas un bataclan, pas de monde, pas de saison. Oh ! mon Dieu quand me feras-tu la grâce de nous faire changer de ville et de vie surtout. A chaque instant je suis prête à pleurer, si je ris c'est nerveux ou méchant, ou bête. Moi des nerfs !! En voilà une bêtise ! Notre demeure est affreuse, nous vivons dans un magasin, tous les cochons viennent acheter des fleurs. J'ai parlé à Sacco et elle dit qu'on ne peut faire autrement, c'est leur boutique.

J'en rage ! C'est un vrai malheur ! Cette année est une épreuve, je supplie Dieu d'être miséricordieux pour moi, de ne pas... non, s'il veut que Sa volonté soit... Je ne puis m'empêcher de Le supplier.

Depuis que nous avons quitté ma chère Acqua Viva tout va mal. Je dors trop peu et je n'ai pas même le temps d'exprimer ma misère !

J'ai pendu une bouteille de vin à la lampe de la salle à manger avec la même enseigne (écrite par moi) qui était vis-à-vis Acqua Viva dans la rue de France. Ce sera un cabaret pour les cochers de ceux qui viennent acheter des fleurs. Misère des misères !

Mon Dieu ne me punissez pas pour mes murmures ! Faites je vous en supplie que nous vivions comme je désire !

Il me vient des moments de désespoir absolu et affreux, affreux ! Dieu tout-puissant tranquillisez-moi un peu. Oh ! faites que nous vivions bien, comme je voudrais.