Bashkirtseff

Vendredi, 28 novembre 1873

OrigCZ

# Vendredi, 28 novembre 1873

Son marriage est définitivement fixé pour le 10 décembre, dans douze jours. J'ai lu cela au thé et j'ai arraché cette page pour la conserver. C'est une grande affaire que le marriage du duc de Hamilton, du plus grand mauvais sujet du monde, tout le monde s'en occupe. Je voudrais pouvoir dire ce que je sens mais tout ce que je puis faire c'est de jeter la plume et de me cacher le visage avec les mains... comme je viens de faire.

Ma figure se couvrit de taches, mes yeux devinrent petits, et mon nez s'allongea. Je suis pitoyable.

J'ai honte de moi-même, je suis misérable. Je suis de nouveau dans un brouillard; et pour mon malheur le soleil est ardent aujourd'hui et me rend malheureuse, il m'écrase, il me brûle. Depuis cette gazette j'ai baissé les yeux et avais l'air pressée toute la journée jusqu'à la promenade, alors je devins nonchalante. Je ne pouvais presque pas jouer, les doigts sont mous et raides. J'avale à chaque instant des larmes. Elle a tout, moi rien. Elle a la richesse, le monde, les fêtes, les bals, la beauté sans doute et enfin lui. Moi, je suis enfermée à Nice dans la Buffa, dans cette misérable Nice, entourée et pas même de poussiéreux, ignorée du monde (il ne faut pas se moquer de moi, je ne dis pas que je dois être connue, moi, mais ma famille, ma mère afin que je puisse prendre, en devenant jeune fille, la place qui me serait préparée par ma mère en société), je ne meurs pas de faim, j'ai des robes et je me promène en landau, c'est vrai ! mais...

Oh ! que je l'envie; il me semble qu'en la voyant mes yeux sortiraient de leurs orbites tant je la regarderais avec haine et fureur (je pleure un peu) depuis que je sais que le cœur est incliné par sa pointe à gauche et que cette petite pointe bouge comme la queue d'une anguille, je n'en parle plus, mais je souffre tout de même. Dans ma salle d'étude je relisais cent fois ces lignes - The duke of Hamilton - The marriage of the duke of Hamilton to lady Mary Louise Elisabeth Montagu eldest daughter of the duke and duchess of Manchester is definitively fixed and will be solemnised at... on the 10th Dec.- Chaque fois mes mains tremblaient un peu et mes yeux fixaient un point inconnu.

J'essayais de lire mais je ne comprends rien ! Comme il doit l'aimer ! Comme elle est heureuse ! Comme je suis malheureuse ! Que je souffre mon Dieu !

A deux heures je vais au jardin où est Bête, tous sont allés voir Séraphine. Je bestemmia Nice, le soleil et le monde entier, Baquis, la Buffa et tout, tout.

On m'a lu dans le journal russe qu'à Moscou on a donné trente énormes bouquets à Patti, on en a jeté cinq cents, toute la scène en était couverte. Elle était sublime dans le rôle qui ne lui est pas habituel de Marguerite de Faust. On lui donna une magnifique broche, on la rappela cent fois et elle fondit en larmes. Ce récit m'a énervée encore plus.

Nous sortons (robe bleue et chapeau pas mal). Je hais Nice, la mer, le soleil, les mouches du détroit, les voitures, l'air même. Je voudrais me cacher loin, loin, où il n'y eut personne; alors je reviendrais à moi. Ce que je sens - je sens la jalousie, l'amour, la rage, l'envie, la fureur, la déception, l'amour-propre blessé, tout ce qu'il y a de hideux dans ce monde. Par-dessus tout je sens sa perte, je l'aime ! Que ne puis-je faire dire à ce que je l'aime tout ce que j'ai dans le cœur, y mettre toute mon âme et rester vide.