Bashkirtseff

Samedi, 29 novembre 1873

OrigCZ

# Samedi, 29 novembre 1873

Je n'ai pas repris mes esprits jusqu'ici. Voilà vraiment un misérable état; comme il m'assassine cet animal. Je ne suis pas un moment tranquille. Ce n'est pas long jusqu'au 10 décembre; mais qu'importe ! Je monte à cheval, c'est pour une leçon aujourd'hui. Je vais en sortant tout droit sans aller à la promenade par l'avenue de la Gare et au-delà hors de la ville, puis à la route du Var, deux fois seulement à la promenade, une fois pour aller à la route du Var et une autre fois pour en retourner. Ce cheval Rob Roy ne trotte pas bien, c'est un canter. Vraiment j'eus une véritable leçon et je m'imagine que je monte déjà mieux.

Diadia vient tous les jours chez nous, c'est un charmant homme, Séraphine vient demain; maman n'a pas été chez elle l'autre jour.

Diadia a amené hier sa petite-fille Mitsia, une petite de dix ans gentille, même jolie, pas trop de mon goût, le genre de toilette surtout. Hier j'étais dans un état affreux, on voit cela par les pattes de mouche et par la simplicité du journal d'hier. Je ne pouvais pas penser, je ne pouvais pas écrire. Aujourd'hui je ne suis pas non plus contente et je sens et souffre tant que je puis rien exprimer. %% 2025-12-07T12:35:00 LAN: MARIE'S VOICE: Complex introspection about the inadequacy of language - "ne dis pas la centieme partie de ce que je sens" - characteristic struggle to articulate emotion %% Si je pouvais décrire ce qui se fait dans mon âme; mais je ne sais pas ce qui s'y passe, je sais seulement que je suis très tourmentée, que quelque chose me ronge et chauffe parfois et que tout ce que je dis n'est pas ce que je veux et ne dis pas la centième partie de ce que je sens.

Si on pouvait voir combien de fois je jette la plume, m'appuie sur le fauteuil, les yeux au plafond, ou la figure couverte d'une main tandis qu'avec l'autre je tiens le manteau qui m'enveloppe toute entière même la tête pour que l'air ne vienne pas me toucher, pour être dans l'obscurité, pour rassembler mes pensées qui s'envolent de tous les côtés et ne laissent qu'une confusion agaçante dans ma pauvre tête.

Une chose me tourmente, c'est qu'il me semble lorsque dans quelques années je relirai cela je me moquerai. Car j'aurai oublié hélas ! toutes ces peines me sembleront enfantillage, affectation. Mais non, je t'en conjure, n'oublie pas ! Lorsque tu liras ces lignes transporte-toi en arrière, pense que tu as quatorze ans, que tu es à Nice, pense enfin que cela se passe en ce moment, un état vivant, alors seulement tu comprendras et tu ne te moqueras pas... tu seras heureuse.

[Annotation: 1875. Il y a deux ans de cela et je ne me moque pas. Et je n'ai pas oublié.]

Charité divine ! Partout ça me poursuit ! Partout ! Je reviens de mon cabinet de lecture, dans un vieil Echos de Nice ces lignes me foudroient, font courir un frisson par tout mon corps et me coupent la respiration: Le duc de Hamilton, un de nos hôtes habituels, doit se marier le mois prochain, il épouse lady Mary Montagu, fille du duc de Manchester. - Tout l'univers en parle ! C'est ce qui m'enrage encore alors ! Ajoute à ma haine, à l'envie, à la fureur. Dire que je pourrais être moi, sa femme ! Que lui, le duc de Hamilton après toutes ses aventures viendrait déposer à mes pieds son cœur, sa main, son nom. Quel triomphe ! Il sait qui il aime et ce qu'il aime. Et s'il se marie la femme qu'il choisit doit être une déesse ! Et c'est elle ! elle ! elle !

Et très souvent il arrive aussi que les hommes comme lui finissent par épouser ou des vaches ou des chèvres ou des poupées; je n'en sais rien. Je rage ! Mon Dieu protège et conserve ma voix !