Vendredi, 17 octobre 1873
# Vendredi, 17 octobre 1873
Je jouais du piano lorsqu'on apporta les journaux, je prends le "Galignani's Messenger" et les premières lignes qui tombent sous mes yeux :
The Berlin journals state that the betrothal of the Duke of Hamilton to Lady Mary Montagu, daughter of the Duke of Manchester, was celebrated at the Court of Baden on the 9th inst."
Le journal ne tomba pas de mes mains au contraire il y resta attaché, collé, je n'avais pas la force de rester debout, je m'assis et j'ai relu ces lignes foudroyantes encore dix fois pour bien m'assurer que je ne rêve pas. Oh ! Charité divine qu'ai-je lu ! mon Dieu qu'ai-je lu !! Pourquoi suis-je si malheureuse ! (Je ne puis écrire le soir, je me jette à genoux et je pleure). Maman entre, pour qu'elle ne me voie pas ainsi je feins d'aller voir si le thé est prêt. Et je dois prendre une leçon de latin ! Oh ! tortures, oh supplices ! Je ne puis rien faire, je ne puis rester tranquille !
Il n'y a pas de paroles au monde pour dire ce que je sens, mais ce qui me domine, me rend folle, m'enrage et me tue, c'est la jalousie, l'envie ! Elle me déchire, elle me rend enragée, folle ! Si je pouvais la faire paraître ! Mais non, il faut dissimuler, il faut être calme ! Et je n'en suis que plus miserable.
Lorsqu'on débouche du champagne il mousse et il se calme, mais lorsqu'on entrouvre le bouchon trop pour mousser et pas assez pour calmer. Non cette comparaison n'est pas juste, je ne sais pas, je ne puis pas. Je souffre réellement, pas comme une petite fille ! je souffre, je suis brisée !!!. J'ai dit à Dina et à Bensa qu'il se marie et j'ai plaisanté très calmement et simplement.
Enfin nous sortons, il pleut (robe verte, très bien), j'ai une figure de pendu, et à la gare maman me dit comme je restais près du wagon avec la princesse que j'ai une malheureuse figure toute tirée et que je deviens très maigre. Ma tante la seconda plus fortement. Je m'excusai par les études. J'eus le courage de dire à la princesse et à maman qu'il se marie:
- Est-il possible qu'il soit déjà marié ? aïe, aïe, aïe; qu'est-ce qu'il y a là de mal ?
Nous allâmes au London House, maman a dit de prendre la note. Elle n'est pas forte et de joie nous avons mangé et bu, il y avait là un homme noir, comte Stiletta, un Espagnol. Il restait tout le temps pour nous. Enfin il donna un gâteau à Bijou et balbutia quelque chose. Je ne suis pas en humeur pour ces affaires-là. Je dîne au plus vite, et malgré moi à chaque minute je laisse tomber le masque de la gaieté, je penche la tête et je serre les lèvres. Bête remarque et dit:
- Too early, trop tôt, trop tôt.
Mais elle ne comprend pas ! Elle croit que je suis une petite bête ! Qu'est-ce que ça me fait !
J'oublierai sans doute avec le temps ! Dire que mon chagrin est éternel serait ridicule, il n'y a rien [Rayé: de ridicule] d'éternel. Mais le fait est qu'à présent je ne puis pas penser à un autre, tous me dégoûtent ! Même avec le temps lorsque je me souviendrai de ses espoirs brillants, plein de feu d'une jeunesse confiante, qui n'était pas encore désappointée et trompée. Croyant au bonheur et à la vertu, à la justice et à l'honneur. Lui ne pouvait comprendre le mariage sans amour et l'amour sans mariage. Lui aimait d'un amour pur et brûlant, honnête et vertueux ! Un cochon, car il est un cochon, un âne. On le marie ! Il ne se marie pas ! Ce sont les machineries de sa mère. Il ne se marie pas ! On le marie ! Lui aimait un cochon, un animal qui n'a pas su résister au mariage qu'on lui imposait. Une bête ! Oh que je le déteste, je ne veux pas... non, je veux le voir avec elle !?!?! Oh ! ce sera trop fort !
Ils sont à Bade, en ce Bade que j'aime, en promenade, le kiosque, les magasins, où je le voyais, où... quand... lorsque...! papa et puis... Berthe. Oh ! non ! non, non, non c'est trop affreux ! affreux ! horrible ! Et lorsque la princesse joua la Marche égyptienne, je crus que je mourrais (je m'arrête encore pour pleurer). Oh ! oui, lorsque je me souviendrai de tous les désirs et espérances brillants ! sur lesquels n'a jamais été la main du malheur et de la déception, je pleurerai aussi comme je pleure à présent.
(Pause).
Comment ne pas croire aux bêtises ? J'ai dit que je ne chanterai pas, si je manque à la promesse je ne serai jamais sa femme. J'ai dit que je n'aurai que deux robes de drap toutes simples et un chapeau, si je manque, même peine, j'ai dit que je serai bonne, même peine. Et bien malgré moi, j'ai chanté, j'eus des robes élégantes, des chapeaux de velours, j'ai été impertinente ! Et en effet je ne serai jamais sa femme. Dieu ne le voulait pas. Et pourtant j'ai tant prié, pleuré, mendié ce bonheur ! Tous les soirs à genoux je priais Dieu de m'exaucer ! Mais je n'en suis pas digne, je n'ai pas mérité. Dieu est juste, Il sait mieux que moi ! Je le dis contre moi, car je me sens prête presque d'accuser celui qui me voit en ce moment et qui me punira. Encore ? Je suis punie. Mais il voudra peut être m'éprouver ? Comme Job.
[Annotation: 1880. Tout ça pour un monsieur que j'ai vu une dizaine de fois dans la rue, que je ne connais pas et qui ne sait pas que j'existe.
Je me souviens de tout, je tombe sur le lit, je mords les coussins, je pleure, je ris, mes chiens m'entourent en hurlant. Quel bonheur que je suis seule, tous ou au casino ou au théâtre.
Ça ne me fait plus rien.]
J'ai maigri depuis lundi 13 octobre jour de mon malheur ! Tous les ans je donnerai tout ce que je pourrai aux pauvres ce jour-là, le minimum cent francs.
[En travers: J'ai oublié cette promesse et n'ai rien donné à ce jour.]
Je suis libre, rien ne me retient à l'étranger et je vais sérieusement songer à aller en Russie et finir ce procès, ce procès qui m'empêche de vivre. Si Dieu voudra être tellement bon qu'il permettra l'heureuse fin de cette affaire, nous nous installerons quelque part comme il faut et nous pourrons aller en société et reprendre notre position. Je ne puis plus vivre ainsi, je ne puis plus vivre ainsi, je ne veux plus vivre ainsi. Nous devons aller en Russie et avec l'aide de Dieu finir nos affaires. On n'est pas trop bien en société (pas de Nice ! quelle misère !!!) avec un procès calomniateur sur le dos. Je vais tâcher de me remettre un peu. Tout de même c'est malheureux. Et Dieu voit combien je souffre !
Depuis aujourd'hui je change ma prière, tout ce qui le concerne sera fini, je ne parlerai plus de lui à Dieu, je ne prierai plus pour être...
Me séparer de cette prière me semble impossible, mortel. Je pleure comme une bête, allons, allons, ma fille soyons raisonnable. C'est fini, et bien c'est fini tu avais tort d'espérer. Ah ! je vois maintenant qu'on ne fait pas ce qu'on veut !
Et si j'étais à Bade cet été, peut-être, qui sait ? Mais c'est fini, fini.
Préparons-nous au supplice de changer de prière. Oh c'est le plus cruel sentiment du monde ! C'est la fin de tout.
Amen.+
J'ai fait ma prière.
J'avais l'habitude de le bénir de tous les côtés ne sachant pas où il est. Eh bien je ne l'ai pas fait ce soir, c'est fini. Et mon cœur s'est serré.
J'ai omis la prière pour lui et pour tout enfin. Et j'ai senti comme si on m'arrachait le cœur. Comme si je croyais emporter le cercueil d'un mort bien-aimé. Tant qu'il était encore là ce cercueil on est malheureux mais pas autant que lorsqu'on sent le vide partout.
Je m'aperçois que lui était l'âme de ma prière qui est à présent froide, calme et raisonnable tandis qu'avant elle était vive, passionnée et brûlante !
Il est mort pour moi et on a emporté le cercueil !
C'était une douleur mouillée, c'est une douleur sèche. Que Ta volonté soit faite.