Samedi, 18 octobre 1873
# Samedi, 18 octobre 1873
Mon réveil est cassé, je ne m'éveille qu'à six heures et demie. J'ai assez dormi, mais j'ai une face terriblement fatiguée et on voit les traces de larmes d'hier. J'ai à lire pour mardi tout l'Iliade. Je m'assis donc sur la terrasse moitié au salon, moitié dehors car il pleut. Mais la princesse est venue jouer la Marche égyptienne et je n'ai pas pu continuer, je laissai tomber la tête en arrière et je fermai les yeux. Quand je les ai ouverts tout semblait changer, (je ne dormais pas) la pluie, le ciel, les arbres, tout enfin. Les yeux fermés je voyais Bade, je le voyais (long). Avant d'aller étudier nous étions tous rassemblés en bas, Walitsky m'inventa un nom affreux. [Rayé: Marie profil du duc]. On me martyrisait avec ce Miloradovitch de malheur, maman et ma tante en parlaient avec des yeux brillants et animés. Mais la princesse parla de Hamilton.
- Ah princesse, vous avez inventé, vous me taquinez, maman m'a grondée pour ce Hamilton et voilà qu'on me taquine encore ! Je n'ai rien inventé, mais je parlais parce que vous rougissez toujours quand on parle d'Hamilton et quand on parle de quelque chose qui le concerne qui vous intéresse toujours.
C'est vrai ! et moi, qui pensais qu'on ne voyait pas lorsque je rougissais !
J'ai prié maman d'une voix lamentable de prier Walitsky de ne pas m'ennuyer avec son : le duc, du duc.
- Laissez-la, elle est petite, elle pense aussi bien au duc qu'à n'importe quoi d'autre.
Par cela j'ai compris qu'elle pense le contraire.
Je suis dans un horrible état à chaque instant j'ai peur d'éclater, de pleurer. Je parlais d'un ton capricieux et riant en même temps.
En nous promenant nous allâmes loin, sans que je m'en aperçoive, dans l'avenue de la Gare.
- Ah tournez, tournez Auguste, allez en ville, dis-je lorsque je m'aperçus où nous étions.
- C'est ici, dit la princesse que nous allions en été voir le diable, les samedis lorsque les paysans se rasaient chez ce barbier.
- Ah oui, mais il y a longtemps.
- Oui, l'heureux temps de l'espoir en Hamilton, ta (ta au lieu de tu, manière de parler de Bête) ne le raseras jamais.
- Qui sait ? si je me fais barbière.
Oui, alors c'était l'été, il faisait chaud, il n'y avait personne et pourtant j'étais heureuse. Que vais-je faire de cette saison, est-ce que je demande ce monde ! Est-ce que je tiens à tous ces gens ?! Je tenais à Nice pour lui, à la promenade pour lui, à tout, tout enfin à cause de lui. A présent, il m'est bien indifférent où aller, où vivre. Que le bon Dieu m'aide à faire aller tous en Russie, à finir nos affaires et revenir nous installer à Paris ! C'est mon unique désir et mon unique prière de maintenant.
Nous avons marché avec la princesse le long de toute la promenade. Quel petit paysan que cet Audiffret, il met son chapeau tube et un paletot clair les dimanches seulement. Nous avons plusieurs fois rencontré Mme Vigier, elle est bien belle selon moi. Je crois que je vais prendre un tic pour elle cet hiver.
Pauvre Gioia, où est-elle ? Sa maison est vide et mon cœur le sent, sent ce vide toutes les fois que nous passons. Nice est sans âme. Je n'ai aucun intérêt, aucun but et je suis comme un bateau sans gouvernail.
J'aurais beau écrire encore dix ans, je ne parviendrai jamais à dire ce que je sens. Mais ceux qui étaient dans ma position me comprendront. Non, ils ne comprendront pas, parce que personne au monde ne peut sentir comme moi.
Je suis une étrange créature ! Je suis tellement malheureuse et pourtant je ris, je chante, je crie. Nous rentrons avec la princesse et je trouve Khalkionoff chez nous. Je crois que ce cochon ose être amoureux de moi.
Nous jouons aux rois ensuite, nous crions et rions comme jamais, nous avons fait un tel bruit que papa qui est séparé de la salle à manger par un corridor et deux chambres n'a pu continuer sa lecture. Paul et Khalkionoff vont au Français. Nous montons chez moi, Dina danse, elle croit qu'on l'admirera et elle est toute lumineuse. Mais je ne suis pas en état d'admirer. Elle s'en va, la belle aimée laideronne prétentieuse. J'écris une lettre pour Bête à sa belle-mère.
Comme je suis changée depuis le 13 octobre jour fatal ! La souffrance est constamment [Rayé: présente] sur ma figure. Son nom n'est plus une chaleur bienfaisante mais c'est du feu, c'est un reproche, un réveil de jalousie, d'amertume et de tristesse. Au moins est-elle mieux que moi ?!!
C'est le plus grand malheur qui peut arriver à une femme. Eh bien ce malheur je le sens maintenant, je sais ce que c'est. Tristes moqueries !
Oh ! Hamilton pourquoi l'ai-je choisi ? Pourquoi avais-je le malheur d'espérer si fortement ?! Pourquoi t'ai-je aimé ?!! Oh Hamilton, si j'ai le bonheur ou le malheur de te rencontrer un jour je te dirai ce que j'ai souffert. Je te dirai combien je t'aimais, et ce que tu as perdu en moi !
Puisses-tu être heureux jusqu'à ce jour ! Mais ce souhait ne vient pas de mon cœur ! Comment puis-je hélas lui souhaiter du bonheur ? Je ne suis pas assez résignée pour cela !
Au contraire je voudrais qu'il soit malheureux pour lui faire regretter ma perte.
Je commence à penser sérieusement à ma voix. C'est alors que je pourrai le mettre à mes pieds ! Mais c'est un mauvais dessein et je prie le bon Dieu de me pardonner et de m'aider à développer ma voix.
Il était dans mon âme comme une [Rayé: bougie] lampe, cette lampe éteinte, il fait sombre, triste, on ne sait pas de quel côté marcher. Avant, dans mes petits ennuis, je trouvais toujours un point d'appui, une lumière qui me guidait et me donnait du courage et de la force contre les petites misères et à présent j'ai beau chercher, regarder, tâter, je ne trouve que le vide et l'obscurité. C'est affreux, affreux ! Lorsqu'on a rien au fond de l'âme.
J'ai essayé de penser aux salons, aux robes, aux chevaux, aux bals avec un autre mari, mais tout me parut hideux et la pensée que je pourrais aimer impossible.
Ce dernier n'est pas juste, car si on perd un on trouve avec le temps, ce remède infaillible, un autre car enfin on n'est pas de pierre. C'est un raisonnement très juste mais que je ne puis comprendre dans l'état où je suis.
Ah ! mes rêves étaient bien brillants et précipités, mais ma ruine est encore plus éclatante et encore plus précipitée !
[Annotation: 1875. J'ai trouvé plusieurs bêtises mais pas un Hamilton.]