Bashkirtseff

Lundi, 29 septembre 1873

OrigCZ

# Lundi, 29 septembre 1873

C'est la fête de ma tante, de Bête, de sa fille et de la petite Véra Anitchkoff. Je sors avec Paul, nous prenons un fiacre et allons retrouver maman, Dina et Walitsky au marché de fruits. Nous avons fait de l'effet pour ces pauvres Niçois. J'ai mangé de très bon raisin. De là nous allons chez Samuels et j'achète avec Paul un mouchoir Valenciennes pour ma tante et des bonbons pour les enfants. C'était une noce de juifs, on s'arrêtait, on allait, on venait, on discutait.

Il y a une histoire à la maison... Palajka a fait des impertinences et Walitsky l'a punie. Elle n'a pas passé la nuit à la maison et tous ces jours sort sans permission, est imper­tinente et ne fait rien. Ce matin, elle vint avec un soldat de­mander ses effets mais on arrange, on veut faire voir ce qu'elle est. Adam s'en mêle, on soupçonne quelques trames du baron. Ces derniers jours on ne s'occupe que de cela.

La misérable fille ment hideusement, elle a dit que ma tante l'a battue. A ces mots, mes cheveux se sont hérissés ! Quelle horreur ! Est-ce que jamais ma tante a rêvé chose pa­reille II! Les ânes (Anitchkoff) viennent. Je vais en ville avec Bête (robe verte, chapeau bleu, bien) ce chapeau me va très bien mais on me regarde trop. Il est trop volumineux, je n'en aurai qu'un noir. On a arrosé, on peut croire qu'il a plu et j'aime Nice pluvieuse, c'est à cette période que je la supporte. Nous avons marché depuis Lyons jusqu'à chez Portallier où nous entrons voir les tableaux et meubles anciens. Comme j'aime les belles choses, et comme je les comprends. Portallier a la même Catherine qui est à la campagne. Le dîner s'apprête. Je frémis à l'idée de ce dîner. Qui nous aurons H! Orgechko, Manotte, Lefèvre et Abrial !!!!!!!!!!!!!!!!!!! Sacrediou (comme disent les Niçois) quel monde !

Maman est si bonne qu'elle fait honneur à tout le monde, mais moi... je ne suis pas un ange et j'avoue que la canaille qui dîne chez nous me déplaît souverainement. Si cela vaut la peine pour d'aussi sales bouches de faire un dîner ?! Fallait prendre chez Gala six dîners, dix bouteilles de Médoc et dresser une table à la cuisine, voilà pour eux !

Ah ! mon Dieu pour quel péché suis-je logée dans une saleté comme Buffa ! Je déplore tous les jours notre chérie, bien- aimée, adorée Acqua Viva, les larmes me viennent aux yeux. Ah ! que je voudrais changer d'appartement !!! Enfin les honorables canailles arrivent. Ils ne savent même pas manger. Je garde ma robe verte, je ne ferai pas toilette pour des paysans. J'étais grâce au ciel entre Bête et papa. Tout cela crie, parle, mâche, avale !

Des manières impossibles. J'étais prête à sangloter. Maman ne regardait pas qui il y a mais, selon les lois de l'hospitalité, elle faisait la maîtresse de maison tant bien que mal. Comme elle est heureuse, elle supporte tout, ou plutôt elle est bonne et ne fatigue pas les autres avec ses douleurs comme votre servante. Je suis sûre qu'elle a senti aussi bien que moi mais elle a dissimulé, primo pour ne pas faire de scandale et secundo pour moi. Pour moi en vain. Je n'ai pas besoin de abettors. Je vois trop bien, hélas. Quelquefois je voudrais me tromper. Vers la fin on fume, on crie. C'est à se noyer dans le premier ruis­seau venu. J'ai fait mieux, j'ai bu du vin et j'étais un peu étourdie. Bête a dessiné un tableau. Lorsque le monde viendra chez nous on trouvera sur un canapé Hamilton ronflant et ivre et sur un autre votre ladyship, de même.

C'est bien un dîner sans façon mais avec des semblables à soi et pas avec des sapajous, des pacotilles, des canailles, des riens, des paysans !!! Ce Manotte est vulgaire comme cent quatre-vingts bœufs !

Après ce somptueux repas les distingués convives montè­rent au superbe salon Baquis par le sublime escalier noir cou­vert d'un tapis divin et des barrières célestes. Je me tenais dans un coin, (pas parce que je pouvais m'humilier puisque j'élève celui à qui je fais honneur et non m'abaisse) mais parce que je ne me sentais pas à mon aise. Au milieu de paysans, de campagnards je suis libre, gaie, mais avec ces êtres neutres je ne puis. On m'a prié de jouer. J'ai bien joué l'andante du con­certo en la mineur de Mendelssohn, cela n'a pas plu, Manotte a joué La fille de Mme Angot" et cela a plu. On m'a encore fait jouer une étude que j'ai tapée n'importe comment. Que sont les perles pour les cochons ! Lefèvre chanta une chansonnette que j'ai entendue par Malésieux. Pauvre, quel ridicule ! à chaque couplet on applaudissait frénétiquement, les chiens aboyaient et le chat miaulait, les enfants tapaient et criaient et le singe de frayeur se sauvait sur les rideaux. C'était assez amusant.

[Dans la marge: Cela rappelle les assemblées.]

Mon Dieu, mon Dieu délivre-moi de cette villa et de ce monde !!!!!!!!!!!!! Quel péché j'ai commis pour être ainsi punie ! Jusqu'à cette année maudite nous vivions comme il faut, mais depuis cette maudite Baquis on s'est converti en des bourgeois, en Manotte, en horreur, en Daniloff, en de misérables bourgeois. Oh ! par charité quelle misère ! Cela durera-t-il longtemps ? Dieu sait si je souffre !

J'en suis malade. Et je ne puis le dire, de peur qu'on fasse une scène ! Oh ! miséricorde. Il faut changer d'appartement. Je mourrai, autrement I Ah ! Seigneur ayez pitié de moi !

L'escalier, l'entrée, le salon petit, misérable, la cage de nourriture pour les bêtes est hideuse, effroyable. Je ne pourrai jamais dépeindre ma misère ! Georges est de mon avis, quelques minutes avant de me coucher je descends dans l'auberge (lisez salle à manger) et j'ai parlé de ça avec Georges. Il est parfai­tement d'accord. Dina voulut être splendide avec sa robe rose qui est si bien avec Buffa et ses épaules rondes et laides, fa­nées. Elle les expose et les croit belles. Heureuse innocence !

Elle est bien laide, pas même; mais disgracieuse, commu­ne et vulgaire. Elle pense être bien en entremêlant les manières bourgeoises à celles des actrices françaises.

Mon Dieu, tire-moi d'ici je T'en supplie ! Mais quelle éclip­se a assombri mon esprit lorsque j'ai laissé prendre cette au­berge ?

Non, plus de laissez-aller. J'ai essayé de ne me mêler de rien, eh bien, nous demeurons dans un trou, voilà le résultat ! Il faut que je reprenne les rênes du gouvernement et que tout marche selon l'ordre accoutumé.

Ah ! quand je pense ce que nous sommes devenus avec Buffa et les étés à Nice II!!

Mon Dieu, mon Dieu sauvez-moi !