Bashkirtseff

Dimanche, 28 septembre 1873

OrigCZ

# Dimanche, 28 septembre 1873

J'écris trois lettres aux Howard, le matin. Pendant et après déjeuner on m'a martyrisée, on m'a fait pleurer. Maman m'irrite jusqu'à un tel point que je deviens folle II! Oh ! mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! Faites quelque chose pour que ça ne soit pas ainsi.

Je ne puis donc pas admirer le trou où nous demeurons. Le moment où j'ouvre la bouche, maman commence à être cons­ternée, grimacer et faire chut. Oh ! quel supplice, mon Dieu !

J'ai pleuré et cela m'a soulagée.

Je sors avec Bête (robe verte, pas mal). Nous rencontrons Gioia. Bête m'a raconté qu'elle connaît une dame qui était chez elle. Cette dame a dit que le luxe est extrême (elle y alla demander la protection de Gioia pour une vente de tableaux), qu'il y a un salon gris et cerise et guipure et qu'elle-même est sortie en robe de chambre gris et cerise et qu'elle lui parut merveilleusement belle. Elle a vu Hamilton qui venait de se réveiller, tout sale qu'il était se mettait au déjeuner, et qu'il avait l'air d'avoir été gris la veille. Sur cela j'ai ajouté quel­ques horreurs de Bade, à Bête. Généralement Gioia et Hamilton forment notre conversation. J'ai vu ma belle plusieurs fois et pensant qu'elle irait à la gare j'y vais, en route je vois un paysan roux et rouge qui ressemblait à Hamilton. Bête me dit:

- Alors c'est le duc que j'ai vu l'autre jour au théâtre quand on donnait "Le Martyre". Il était dans la première loge à gauche et moi à droite. Il se moquait de Joanita tout le temps.

- Cela m'étonne, je ne l'ai jamais vu au théâtre.

- Il est seulement resté un acte et demi. Il coquetait avec une Américaine, blonde, grande, longue et belle, (elle me décrivit Mlle White).

- Et sa mère la poussait pour qu'elle lui parle. Et on voyait qu'elle l'ennuyait, même il tournait le dos, mais elle parlait à son dos.

Tout le temps, elle et lui se parlaient. Je suis si heureuse d'entendre parler de lui. A la musique, il y a assez de monde, mais sale. Gioia nous passe encore plusieurs fois.

- Oh ! qu'elle est belle ! m'écriais-je. C'est une perfection. Si elle savait comme elle me plaît, elle s'arrêterait et me laisserait la regarder.

- Vous êtes dans son genre, mais mieux, me dit Bête.

Je n'ai rien trouvé à répondre à cette absurdité.

- Moi, mieux qu'elle ? moi ?! allons donc, c'est impossible. Je vous assure que je me crois laide.

- Non, non, vous n'êtes pas laide. Je n'ai pas besoin de vous flatter, vous le savez bien. Vous ne serez pas belle mais vous serez charmante, adorable. Votre teint est beau, vous avez une bouche ravissante, l'ovale de la figure ici, dit-elle mon­trant la joue près de l'oreille et le cou, c'est un charme. Vous serez charmante, mais vous serez journalière. Vous êtes dans le même genre que la Gioia, mais mieux. Elle n'est pas du tout jolie surtout de près.

Ou elle est folle, ou elle ment. Moi mieux que................... fi ! fi ! non quelle folie ! Si je savais que je suis aussi jolie qu'elle seu­lement, je rirais toute ma vie de joie. Qu'elle soit belle ou laide, c'est égal, car il l'aime, tous les hommes l'adorent; elle est à la mode, elle est puissante. Ah ! il y a des moments où je l'envie, je voudrais même...

Paul est à Monaco pour s'exercer à tirer les pigeons. Nice est tout de même abominable, lorsqu'elle commence à se remplir. Nous ne nous sommes pas arrêtées près du jardin mais parcourions toute la ville.

Je déteste Gioia, je ne puis la regarder avec calme. Elle est fardée comme un meunier. Je suis naturelle et fraîche, au moins. Nous avons parlé avec Bête seulement de Gioia et de Hamilton.

[Deux lignes cancellées]

Je suis fâchée de l'aimer. C'est humiliant. Je suis fière, je ne veux pas aimer la première. Et si j'aime et on ne m'aimera pas ?... Folle, folle que je suis ! que suis-je auprès d'elle ? Et je suis, je suis, jeune, fraîche, naturelle, bien faite, jolie, pure et aimante auprès d'une fille dépravée qui se vend ! Voilà ce que je suis ! C'est à lui à choisir. Puisse-t-il...

Je le déteste lui aussi avec elle H!!!!!!!!!!!!

Oh ! mon Dieu ayez pitié de moi ! Sainte Vierge protége- moi ! ((((et garde-le)))).

[Dans la marge: Demain la fête de Bête et de ma tante.]