Bashkirtseff

Mardi 23 septembre 1873

OrigCZ

Mardi 23 septembre 1873

Ma première leçon de mathématiques, avec ce détestable professeur, un deuxième Bensa fi ! Il me restait encore une demi-heure de français avec M. Brunet lorsque Palajka vient et m'annonce les robes de Paris; j'ai grande envie de courir mais la leçon était là. A peine finie la leçon que je cours en bas, puis dans ma chambre, j'y trouve les robes; elles sont vraiment très jolies. Lemp m'attend mais je lui chipe vingt-cinq minutes. Je sors à cinq heures, quelques affaires, des magasins, un tour à la promenade. A dîner nous eûmes une affaire avec papa. Nous parlions comme toujours de la beauté. Je disais que le buste de ma tante est un peu en ruine, mais papa soutenait qu'au contraire, et que ce n'est pas bien lorsque le devant est droit mais qu'il faut la chose un peu inclinée. Ce sont de pures bêtises. Personne de vous ne se connaît en beauté comme moi. Forme, régularités, et tout enfin ce qui concerne la beauté, personne ne m'en disputera le savoir, alors papa:

- On t'a tant dit que tu penses vraiment être une beauté.

- Nullement, papa, nullement, mais je suis gentille; je ne prétends même à être jolie. Sans doute je suis mieux que Collignon et Galleran mais cela ne prouve rien encore. Mlle Collignon s'imaginait que c'était elle qu'on regardait lorsqu'on regardait notre voiture; moi. Mais je puis prouver que c'est moi, si je parie je demanderai des voix à toute la promenade des Anglais.

Dina confirma mes paroles. Mais papa est indigné, j'ai osé parler ainsi de sa divinité.

- Eh bien, dit-il, si l'on me demandait, je choisirais Dina.

Ces paroles me parurent si folles et impossibles qu'une minute je ne savais quoi répondre. Mais j'ai réfléchi qu'il ne voit presque rien, c'est un vieillard aveugle.

- Mais vous pouvez faire voter Nice entière et le résultat vous fera connaître le vrai, je ne dis qu'ça ! [sic].

Papa voulait qu'on enfermât Pitou, personne ne pouvait, moi seule, ayant employé un peu de ruse, je parvins à le pren­dre. Papa était très content et moi aussi, mais tant que (je ne sais quelle folie me guidait) je lui pris la tête par derrière, des deux mains et je le secouais de toute ma force plusieurs fois. Alors il se fâcha, mon opinion de la Collignon était pour quelque chose. Je l'ai caricaturisée [sic] tout le dîner. Je racontais à Bête comme encore une preuve comment Lambertye a demandé M. Randouin et la Collignon a pris sur son compte. Je pris, sans le vouloir, papa par l'épaule pour représenter Lambertye, mais papa s'enragea, il se leva de sa place, cria, gronda, hurla, s'as­sit d'un autre côté et ne put calmer sa colère. Ça n'est pas pour mon mouvement, c'est pour la Collignon.

Pauvre vieillard, comme on peut le tromper ! Je fus obligée de me vanter moi-même, ce que je fais assez bien et assez souvent, Dieu merci !

On donne au Français "Louis XI", par Casimir Delavigne. Maman me conseilla d'aller le matin, et moi-même je le voulais assez. %% [#Bete](/src/_original/_glossary/Bete.md) %% Nous allons donc, nous trois, moi, Bête et Dina (robe blanche, bien). Mon corset est affreux, il me défigure. Je suis si bien faite !

Je m'ennuie au théâtre et que c'est ennuyeux une salle vi­de ! Quelques âmes niçoises ou pire, mais en général raté, vide, triste. %% [#Paul](/src/_original/_glossary/Paul.md) %% Et nous-mêmes étions mouillées. Je ne pouvais pas rire, Dina souffre d'un mal de tête dans son coin, Paul ne reste pas pendant les entractes et Bête justifie son surnom. Enfin nous arrivons au Du---------- queu comme chante Bête. Je parle anglais, elle se moque, disant que je prononce trop à l'anglaise. Elle sait pour la première fois qu'il est écossais. Bête essaye de plaisanter mais tout clocha.

Alors elle parla de Miloradovitch:

- Oh non, princesse, de grâce pas cette saleté, il vaut mieux le duc.

Je rougis encore comme avant. %% [#Gioia](/src/_original/_glossary/Gioia.md) [#Duke_of_Hamilton](/src/_original/_glossary/Duke_of_Hamilton.md) %% Elle me demande si Gioia est élégante et jolie au théâtre. Je répondis que oui et lui fis la description d'une ou deux robes et des bijoux.

- Et tout cela, c'est Hamilton qui donne ? le collier de saphirs ?

- Oui.

- T'auras tout ça, t'auras les bijoux de la famille.

- Moi ! Et puis les bijoux de famille sont fichés au diable.

- Il ne peut pas.

Lorsque j'ai dit que le prince de Galles est un ivrogne, elle me dit:

- Comme tous les Anglais et Hamilton aussi.

- Dites-moi, je vous prie, est-ce qu'il est très laid ?

- Ne vous l'a-t-on jamais montré ? demande Dina.

- Oui, mais il parut si roux et rouge.

En même temps j'ai dit:

- Au contraire, il est très bien, il a de beaux traits, une expression noble, et voilà.

Alors Dina:

- Oui, beau pour ceux qui l'aiment.

- Comme ?

- Comme moi par exemple, dit-elle en riant.

J'ai raconté le théâtre loué. On a ri. Lorsque je ne savais pas que je l'aime, je le regardais comme le plus grand original du monde. Je l'ai presque oublié et je ne crois pas à cela maintenant parce que je ne puis m'imaginer qu'il a encore ce mérite. C'en est un, pour moi, et un grand charme. Je l'adore comme original, fou, extraordinaire, extravagant. Mais pourquoi porte-t-elle un ruban écossais ? ! ...............................................

Tout le temps nous avons parlé de lui, j'ai dit ce que Howard m'a dit de sa fortune, et autre chose. J'aime à le ca­lomnier. Mais est-ce possible que ce soit ce même original dont on parlait tant ? Maintenant, je ne puis le croire. Ce serait vraiment trop beau !

Vers la fin, nous nous remuons un peu et je m'en vais toute éveillée. La pièce est bien, mais monotone. Et une salle vide empoisonne tout. La plus belle pièce sans monde perd la moitié de sa valeur.

Je comprends une farce comme le duc, être tout seul c'est charmant. On doit rire comme des fous. J'aime ces folies, et lorsque je les entends raconter mon cœur bat et mon sang bout comme si j'écoutais une histoire héroïque, une abnégation superbe, ou un sacrifice sublime.

L'hiver dernier lorsque j'écoutais les trucs du prince de Galles je m'exclamais:

- Oh ! que je voudrais faire des farces pareilles !

J'ai même pensé à cela en me couchant. Et je ne puis entendre calmement le récit d'une de ces histoires charmantes, originales, spirituelles et folles. Je bous, je m'excite et mille aventures des plus bizarres se présentent à moi... Je voudrais toutes les faire. Une fois j'ai pensé, si j'étais homme, m'ha­biller en farinier en blouse bleue, me coucher sur une charrette pleine de farine, un vieux cheval fariné et aller à la musique du jardin public parler avec nos connaissances. C'est la plus simple de mes idées encore ! Ah ! il y a un proverbe: Dieu n'a pas donné de cornes à une vache qui encorne.

Lorsque je commence sur ce sujet, je n'en finis plus. C'est que j'adore l'originalité. Cette adoration était endormie depuis l'hiver dernier, mais elle se réveille. Je me garde bien d'être originale maintenant. Fi ! Une jeune fille avec des manières originales c'est repoussant. Mais pour un homme, et même une femme quelquefois.