Dimanche 21 septembre 1873
Dimanche 21 septembre 1873
Figurez-vous que j'ai dormi jusqu'à onze heures et demie. A-t-on jamais vu ?!
Nous allons au cimetière, tous (robe grise) moi avec Bête, en fiacre et nous rencontrons Gioia avec son fils aussi en fiacre. On va à la gare, chez les Anitchkoff et encore en ville. A cinq heures seulement, j'ai la voiture (robe écrue, que j'aime le mieux, seulement le devant est trop grand, me grossit beaucoup, bien). Je suis seule avec Bête, nous faisons des tours à la promenade, à la gare, aux quais; la musique commence enfin au jardin. Je ne dirai plus tous les jours qu'on me regarde, ça va sans dire. Je fais de l'effet. Bon ou mauvais ? Nous rencontrons encore une fois Gioia, la deuxième fois à pied. Une toilette charmante, blanche, toute brodée à jour, ceinture de cuir et dans le dos une fosse comme chez la Vénus de Milo, Bête dit qu'elle n'est pas jolie et sa démarche n'est pas gracieuse, qu'elle est femme de chambre. Sa tournure est très bien, il y a quelque chose qui plaît et elle-même est une très belle femme.
Je commande à London House du chocolat et nous allons encore faire un tour et encore Gioia. Je veux tourner, mais ce sera trop voyant, j'ai assez de patience jusqu'à l'hôtel de Rome, après, je tourne. Dans quelques minutes, elle passe à pied et nous regarde, c'est d'ailleurs toutes les fois. Lorsque je suis à cheval, elle se tourne même. Je voudrais savoir quel effet je produis sur elle et ce qu'elle pense de moi.
Nous avons parlé de tout avec Bête. Je lui racontais tout ce que m'a raconté Berthe, l'histoire de Rémy. Je lui dis que Gioia m'est tellement sympathique que je voudrais même lui parler:
- Si elle vous parle jamais, dit Bête, ce seront des reproches, that you have taken my love etc. etc.
Bête me dit aussi que Gioia me plaît parce que je lui chipe son mari. Au London House, je lui raconte les histoires de Bade, de Berthe et du duc de Hamilton, de Rémy enfin. Bête me demande si je n'étais pas jalouse quand Berthe me racontait comment le duc l'aime. Je ne répondis rien et je continuai. Mais je dois avouer à moi-même que, même alors, un certain je ne sais quel sentiment d'envie me piquait.
Gioia est maintenant le but de mes promenades. En vérité, de loin, elle m'enchante, elle avait un chapeau doublé d'écossais et deux petits bouts écossais pendaient derrière comme les bouts d'un foulard. Décidément, je sors pour la voir, je ne puis savoir définitivement si elle jolie. Je voudrais la voir longtemps et près, lui parler enfin. Ah ! que je voudrais lui parler. Je serais interdite, hébétée, je ne saurais que dire.
A la maison, une petite bourrasque, comme d'habitude. Une partie aux rois. Bête m'assure que je suis très jolie. Elle a même pointed out ce qui est le mieux. Il y a des jours où j'ai la folie de me trouver charmante. Aujourd'hui, c'en est un, je me regardais dans la glace et je me trouvais jolie, j'ai même trouvé cette expression que j'aime.
Il y avait deux ou trois landaus. Le jardin plein et entouré de trois rangs de voitures diverses. Je commence à vivre, c'est l'hiver que j'attends, il viendra.
J'ai tant parlé avec Bête que je suis fatiguée, j'ai plutôt parlé pour moi, j'ai pensé haut.
Je descends en mon manteau célèbre dans la salle à manger, j'y trouve encore tous. Je déclame du Racine, me jette par terre, fais des poses tragiques et m'en vais. %% [#Miloradovitch](/src/_original/_glossary/Miloradovitch.md) %% J'ai prié Bête une fois pour toutes de ne pas parler de Miloradovitch, cela me vexe beaucoup. Je n'en veux pas.