Bashkirtseff

Samedi 20 septembre 1873

OrigCZ

Samedi 20 septembre 1873

Seulement à cinq heures je suis libre, je vais en ville avec Bête, Dina. A la leçon de français j'ai lu l'Histoire Sainte, les dix commandements de Dieu. Il dit qu'il ne faut point se faire des images de ce qui est dans les cieux. Les catholiques et les Grecs ont tort, ce sont des idolâtres qui adorent des statues et des peintures. Aussi, moi, je suis loin de suivre cette méthode. Je crois en Dieu, notre Sauveur, la Vierge. Et j'honore les quel­ques saints. Pas tous, car il y en a des fabriqués comme des plum-cakes. Que Dieu me pardonne ce raisonnement s'il est in­juste, mais dans mon simple esprit les choses sont ainsi et je ne puis dire autrement. Croirai-je jamais que Dieu a ordonné de bâtir un tabernacle pour y faire entendre de l'arche d'alliance son oracle ?! Non, non, Dieu est trop sublime, trop grand pour ces niaiseries païennes et insupportables. J'adore Dieu dans tout. On peut prier partout, Il est partout présent.

Je vais donc en ville, un tour à la promenade (cheveux pendants, ils sont vraiment jolis). Le soir nous jouons encore aux rois, mais la partie n'est pas assez intéressée et inté­ressante. On joue pour jouer, et moi, je fais tout en amateur, si je joue je suis au jeu. Mais ce soir j'ai ri tout le temps; les autres me criaient, comme à un âne lorsqu'il fallait jouer, et malgré cela je fus étourdie et distraite. Je laissai passer des chances, des aller, etc. etc. Mais je m'amusais à gorge dé­ployée, si l'on peut s'exprimer ainsi. Khalkionoff est venu, et, je ne sais plus à propos de quoi, a dit que les hommes sont des singes dégénérés. C'est un petit avec des idées de l'oncle Nicolas.

- Alors, lui dis-je, vous ne croyez pas en Dieu ?

- Je ne puis croire qu'à ce que je comprends.

- Oh ? la vilaine bête !

Tous ces garçons qui commencent à avoir de la moustache ont ces idées-là, ce sont des petits blancs-becs qui pensent que les femmes ne peuvent pas raisonner. Et comprendre. Ils les regardent comme des poupées qui parlent sans savoir ce qu'elles disent, ils laissent dire d'un air protecteur. Je lui dis tout cela à l'exception de vilaine bête, et blanc-bec. Il a sans doute lu quelque livre qu'il n'a pas compris et dont il récite les passages. Il prouve que Dieu ne pouvait pas créer, car dans les pôles, on a trouvé des ossements et des plantes glacés. Donc cela a vécu et existé dans un temps et maintenant il n'y a rien.

Je ne dis rien contre cela, mais notre terre n'était-elle pas bouleversée par des révolutions diverses avant la création de l'homme ? On ne prend pas à la lettre que Dieu a créé le monde en six jours. Les éléments se formaient pendant des siècles et des siècles et des siècles. Mais Dieu est. Peut-on le nier en voyant le ciel, les arbres, les hommes eux-mêmes. Ne dirait-on pas qu'il y a une main qui dirige, châtie et récom­pense, qui est toute-puissante et qui est celle de Dieu ?!! Certes, il est absurde d'imaginer Dieu dans un buisson ardent, ou dans l'arche d'alliance ou en une colonne de feu. Ou de Le re­présenter en statues ou tableaux. Je comprends qu'on dessine Jésus qui était sur la terre, qui est entré dans le corps humain.

J'ai une conception bien plus étendue de Dieu ! Mais le paganisme, ces hommes qui trompaient les peuples, ne recon­naissaient-ils pas un pouvoir suprême ? Ils ne savaient pas lui donner le nom de Dieu, mais ils l'appelaient Nature. N'est-ce pas la même chose ? Qu'est-ce la nature ? Un autre nom de Dieu.

[En travers: C'est presque du panthéisme.]

Toutes les actions, les pensées des hommes, leurs vices, leurs vertus, leurs désirs, amours et haines, tout cela est-ce venu et comment se loger dans un corps qui devient poussière quand il est mort ?!! Ne voit-on pas dans tout la puissance et la bonté de Dieu ?

En écrivant cela, une pensée vaniteuse m'a traversé l'esprit, j'ai pensé que c'est agréable à Dieu mais au moment, je reconnus ma misère et le plus insignifiant mérite est effacé par cette présomption. Même ces paroles humiliées que je prononce en ce moment sont un péché, parce que, involon­tairement, je veux mériter quelque chose pour cette humilité.

Nous reconduisons Bête jusqu'à l'hôtel. Nous sommes com­me une noce de Juifs, moi en grand bédouin blanc, Dina en jupon et je ne sais quelle casaque noire, Walitsky avec une bosse que lui forme Pitou, Paul aussi drôlement vêtu, Bête, ordinaire. Tout ce bataclan sans chapeau, riant, causant et marchant au milieu de la rue. Les rares passants s'arrêtaient et nous regardaient avec curiosité, mais ce sont des Niçois - des cochons ! Nous vîmes même deux Anglais. Le retour ne fut pas moins solennel. Je faisais flotter mon bédouin comme un Méphistophélès blanc, le vent en faisait une voile. Paul et Dina chantaient et Walitsky disait ses bêtises.

Nous ne terminons pas ainsi, Paul nous conte quelques aventures de l'école, des Shefick et d'un Anglais, Berry, prodi­gieusement grand et fort qui cassa une glace au lieu d'enfoncer une fenêtre pour chasser un supposé voleur. Et une belle soirée qu'ils passèrent, une nuit plutôt, en buvant de la bière, chacun par une quantité incroyable de bocks énormes et par un kilogramme de fromages, sans se dire un mot. Ils buvaient, mangeaient et se lançaient des œillades amicales, stupides et monotones.

Enfin, je me couche, l'affaire de tous les jours, hélas ! On ne peut rien inventer de nouveau. Je me souviendrai longtemps de notre marche nocturne.

[Dans la marge: Que si c'est pair ou impair... c'est pair !]