Mercredi 10 septembre 1873
Mercredi 10 septembre 1873
J'ai découvert mon front, tous me trouvent mieux ainsi. Je reste ainsi toute la journée, peut-être toujours. Cela veut dire que j'ai relevé les petits cheveux que je portais sur le front, mais le lendemain je les ai de nouveau baissés et depuis je les porte longs.
J'ai voulu dessiner une tête qui rit, en partie réussie, j'ai manqué les dents, c'est une esquisse seulement, demain j'arrangerai. Garach vient; le vêtement à maman est joli, mon corsage rose va bien. Aujourd'hui a eu lieu l'explication entre Makaroff, Khalkionoff, Walitsky. Paul était là. Makaroff est un fou et un poltron mais lorsque Walitsky commence à dire quelque chose, Makaroff le seconde comme Pitou. Ils, Makaroff et Walitsky ont obtenu une réfutation de Khalkionoff c'est charmant cette histoire. Il y a encore mille détails curieux, trop longs à raconter, dont je me souviendrai. La princesse avec son français !
La leçon d'anglais finie, je vais au salon où je trouve Bête. Je critique les meubles, elle les défend. C'est dans ce petit (jaune) salon, dit-elle, que le duc vous fera sa déclaration (comiquement) qu'il vous demandera votre main et votre cœur, c'est ici que vous lui direz : Come into my arms, you bundle of charms I!
- Ah ! par exemple, je ne dirai jamais cela, dis-je. Dites-moi, princesse, je vous en prie, d'où avez-vous tiré ce duc, comment avez-vous pu inventer une histoire pareille ?
- Parce que vous devez être duchesse, et qu'il est riche.
- Mais je ne le connais pas.
- Ça ne fait rien; vous avez un vilain museau.
- Je ne serai jamais belle, gentille oui, pour la beauté il me manque du corps; je ne suis pas assez grande.
- A votre âge, vous serez forte rassurez-vous.
- Ce n'est pas de la grosseur que je parle, je suis short.
- Mais vous grandirez, j'ai grandi après la naissance de mon fils ainsi.
Elle me parlait de je ne sais plus qui, de la coquetterie, des conquêtes.
- Mais je suis une petite fille, qui me regardera avec mes jupes courtes, vous êtes drôle princesse !
- Eh ! ma chère, qui regarde les jupons, à quinze ans on commence déjà. Et puis à l'heure qu'il est, tout le monde porte des jupes assez courtes, vraiment on ne distingue pas. On fait la cour aux fillettes de quinze ans.
Encore avec son duc, qui au monde a pu lui faire entrer dans la tête une chose pareille ?! "Mystèreu".
Mais ce serait diablement beau ce qu'elle me dit. Ça n'est pas seulement parce que c'est Monseigneur le duc de Hamilton, mais c'est qu'en lui tout est réuni. Il est riche, jeune, noble et je l'aime. Boreel me plaisait mais il n'est pas riche, ni titré. Miloradovitch est riche, jeune, noble et seul, mais je ne l'aime pas. Hamilton a tout.
[En travers: C'est une fable de voir comme je choisis parmi un tas d'hommes que je connais même pas.]
Certes je suis bien aise qu'il soit duc et riche. Je ne pourrais pas vivre pauvre. Mais si... si ça se pouvait, quel bonheur ! Rien ne me manquerait: l'orgueil, l'ambition, le luxe seraient satisfaits. Sans parler du cœur, car pour la centième fois, je l'aime lui ; qu'il soit charbonnier, non, je pousse la chose trop loin, les gens qui sont au-dessous de moi sont pour moi comme les chiens, les oiseaux etc. je ne puis les regarder comme des hommes. Mais supposons qu'il soit monsieur et pas riche, il me plairait tout de même. Je le haïrais pour sûr. Je ne pourrais supporter que j'aimasse un homme que je ne puis pas épouser, je m'enragerais et je le détesterais. Je sens que ce serait ainsi.
D'ailleurs à quoi bon me figurer toutes ces bêtises, je ne puis, je ne veux le voir autre. Je suis satisfaite, comme sont les choses, je ne voudrais les changer pour le monde.
Voilà comment on est ! Lorsque tout est parfait, tout est bien, on se figure toutes sortes de mirages, de folies !
- Ma chère enfant, tu l'épouses ! Sont-ce les paroles de la Bête, prononcées par hasard, machinalement, pour dire quelque chose qui provoquent toutes ces fantaisies sur six pages ? Si oui, tu es bien bête ma fille !
C'est vrai, une parole, un geste, me font rêver, fantaisier [sic] et m'imaginer mille choses. Que faire ? Le bonheur est si grand, si incroyable que je deviens folle, mes pieds ne touchent plus la terre. Allons, plus de bavardages ! Le soir nous restons dans la salle à manger, j'ai brûlé du sucre, la Bête aussi, papa assis dans son fauteuil, à côté de Paul, dans un autre coin de la chambre. Nous causions tranquillement, presque la première fois de la vie, ma tante, pensive sur un fauteuil, maman à côté. Viennent les Anitchkoff avec les enfants, ouf ! Madame s'installe près de papa, M. Antichkoff avec Walitsky aux cartes, Khalkionoff et Paul suivent les joueurs. La chambre est pleine, on est bien, on cause, il y a quelqu un et je suis heureuse. Je suis très heureuse, voilà comment on devrait vivre. Une ou deux fois ma tante a essayé de recommencer les scènes, mais je reste muette et on retombe dans la tranquillité. Mme et M. Anitchkoff sont pétrifiés en voyant mon front, Monsieur a demandé même des nouvelles de ma santé, si je n'ai pas perdu la raison. Madame m'honore du titre de beauté ! Je me débarrasse assez bien des enfants et tout va bien. M. Anitchkoff dit que j'ai fait une conquête, victoire complète.
C'est de ce rat Zibine qu'on me parle. Comment, il ose parler de moi à Zibine ce vieux rat ! On ne peut donc faire croire à ces croquemitaines que j'ai quatorze ans H! Et un vilain comme cela ! A cela j'ai répondu par raison : C'est vrai je ne sais pas qui.
(((Ah ! si le duc me trouvait jolie, alors je croirais ce que me disent les autres !))) Mais il y a Gioia ! Non ! elle n'existe plus ! Il est libre de se marier.
[Dans la marge: En effet il était déjà libre quand j'écrivais cela, libre et près de se marier.]