Bashkirtseff

Dimanche 31 août 1873

OrigCZ

Dimanche 31 août 1873

Maman va presque bien, au point qu'elle veut aller à Monte-Carlo, elle retourne ainsi que ma tante à six heures. Durant leur absence la princesse, Dina et moi allâmes au Var au bal champêtre. Nous n'y restons pas longtemps, c'est ennuyeux. Encore hier j'ai vu des lumières chez Gioia mais aujourd'hui je l'ai vue, la première fois Dina seule l'a vue, alors j'ai ordonné qu'on tourne et encore je n'ai vu que son chapeau, je retourne et cette fois je vois cette fameuse créature. Assise sur le balcon de côté entourée de %%2025-12-07T13:10:00 LAN: EXPRESSION: "renards" = foxes (possibly small dogs?) - unusual comparison for Gioia's entourage%% renards qui aboient comme des fous. Elle lit. A notre passage elle leva la tête, puis a encore baissé les yeux. Elle aime les yeux baissés. %%2025-12-07T13:11:00 LAN: CODE-SWITCH: "witch" = English word for sorceress - Marie's suspicion of Gioia's power%% C'est une witch peut-être.

Mais elle est loin de son portrait. C'est vrai qu'elle n'était pas habillée et avec un chapeau de paille sur le front. Elle a une tache sur la joue gauche qui lui donne un petit air canaille et charmant. Tout ce que je peux dire c'est qu'aujourd'hui elle n'est pas belle.

Bête que je suis ! Vraiment stupide, qu'est-ce que ça peut me faire, belle ou laide. Elle plaît et voilà tout. Je me rends ridicule avec toutes ces observations, et méprisable. Je ne devrais pas même savoir qui est Gioia. Qu'est-ce que Gioia et à qui est Gioia ? ! Mais puisque je sais, il ne faut pas faire la... bête devant moi. Elle est bien heureuse cette femme, mais je ne l'envie pas. Je n'envie personne entièrement parce que je ne trouve presque personne digne. Vers la fin du dîner viennent les Patton. Madame et deux filles. Les grands restent au jardin, Dina et moi faisons monter les filles en haut. Mais de la moitié de l'escalier je retourne, le canard est si séduisant que je n'ai pas le courage de l'abandonner. Même pour le shah ! Je remonte, le canard fini. Puis nous allons au jardin, puis encore dans ma chambre. Je ne puis parler librement, car le nom d'une robe ou d'un chapeau, d'un cheval ou d'un théâtre pourrait souiller leurs chastes oreilles. Et ces petites canailles %%2025-12-07T13:12:00 LAN: IDIOM: "saintes nitouches" = little saints/prudes - ironic term for hypocrites who pretend innocence%% saintes nitouches sont les plus diables du monde.

Le soir nous allons à la mer. Pauvre maman ne peut entendre sans douleur mes projets. Elle se chagrine lorsque je dis que je dépenserai cent cinquante mille francs pour mes toilettes.

Nous allons au London House, la princesse me paye une glace. J'ai payé pour elle deux mois. Maman vient nous chercher en voiture. J'ordonne d'aller à la promenade. C'est là que commence la conversation sur pauvre moi. On commence par dire que je dois faire un riche mariage. Et sur ce ton, maman me parle de G. Miloradovitch. En disant que je l'épouserai sa bouche se détire, comme la mienne lorsque je parle du duc de Hamilton. Elle voudrait tellement ce mariage.

Mais je déclare, à plusieurs reprises que je ne n'aime pas les petits, les maigres, les noirs, mais au contraire, les grands, gros, blonds. Alors on me parle de Wittengstein mais lui est blanc, c'est encore une variante qui me déplaît. Je n'aime pas lorsqu'on parle de W., je le considère comme un frère. Alors Dina canaille:

- Boreel te plaît, et Hamilton ?

Dans la famille, en général, on ne dit jamais Monsieur, ou le duc de, mais toujours Boreel, Audiffret, Hamilton.

Maman dit que Hamilton est abonné, lorsque j'ai dit que Miloradovitch est trop pauvre, soixante-quinze mille roubles de rente, elle me dit que c'est énorme, et puis:

- Mais Hamilton a vingt mille livres sterling seulement.

- Moi, eh bien ! C'est cinq cent mille francs.

Alors elle dit:

- Non, seulement dix.

Alors je dis:

- Non maman seulement cinq, trois, si tu veux. Comme tu me fais rire !

La princesse alors:

- J'avais dit du commencement que Moussia doit épouser le duc de Hamilton !

Je n'avais pas assez de langue pour protester de tous les côtés. Je suis vexée, je ne voulais pas que Hamilton devienne public. Car, quelle humiliation si rien ne réussira ! Je suis très, très fâchée. Toute la promenade, la stupide princesse m'appelle duchesse.

Toutes les fois je ne puis empêcher un sourire qui l'encourage bien malgré moi. (Je reçois "Le Derby" et j'ai le plaisir d'y voir souvent le nom du duc, excepté cela, j'apprendrai beaucoup, il est instructif ce journal, pour moi surtout qui veux avoir des chevaux). J'ai eu l'imprudence de dire que de ce journal je saurai tout ce qui concerne chevaux, courses, etc. toutes les expressions et le fond aussi. Dina dit alors avec sa petite voix:

- Elle étudie pour Hamilton - un mot de trop II

Comme elle m'ennuie !

Je ne veux pas qu'on parle de Hamilton, maman n'aime pas non plus mais pour d'autres raisons. La princesse est toquée, elle ne me laisse pas une minute en repos:

- Le duc de Hamilton aime l'allemand, vous devez savoir l'allemand et l'anglais aussi, il aime qu'on chante. Surtout l'allemand, à ses chevaux il donne des noms allemands et ainsi de suite toute la soirée.

Nous rentrons, je reste encore quelques minutes en bas. J'ai le malheur de dire que mon cou est brûlé par le soleil. Tout de suite la princesse:

- 11 le lavera, il prendra un torchon et lavera, c'est vrai n'est-ce pas, Marie Stepanovna ? Il est si gros, si rouge.

Tous mes malheurs proviennent de ma franchise. Si je n'avais pas dit que j'aime les gros, les roux et les grands tout irait bien. Maman écoute cela avec ennui, elle préfère son Russe sourd. J'ai déclaré que je ne veux pas vivre en Russie, maman a dit que si même le duc me demandait en mariage, elle refuserait. Il a une... et c'est impossible.

Walitsky a commencé une série de caricatures, de bêtises. Comment je serai duchesse dans mon salon, mes domestiques, etc. Il a dit une chose assez sale qui a fait rire. Pour se moquer de mes salons et livrées assortis, il dit que les domestiques auront leur derrière peint. Et que le matin je ferai la revue, derrière bleu au salon rouge, derrière jaune au salon blanc, etc. etc. Je trouve cela si sale, mais Walitsky ne peut dire un seul mot sans une saleté, on lui pardonne, il fait rire. En un mot le duc de Hamilton est populaire. Quel ennui !

Vers la fin j'ai dit quels salons j'aurai etc.: dans un salon coquille blanche, serviront deux nègres. Alors pauvre princesse dit que sa chambre était une coquille de satin rose et tous les rideaux étaient en %%2025-12-07T13:15:00 LAN: PERIOD: "point de Bruxelles" = Brussels lace - expensive needle lace, status symbol%% point de Bruxelles. Mais son digne époux emportait tous les jours un rideau et finit par démeubler la chambre. Elle me dit cela comme un exemple. Est-ce que par hasard son mari serait un vagabond et un misérable, jamais.

Entre maman et moi est maintenant le duc de Hamilton. Elle m'entend parler avec crainte, elle dit même qu'elle refuserait pour sûr. Mais il ne me demande pas, et ne demandera peut-être jamais. Oh ! non, ce serait affreux, je ne veux pas penser à un pareil malheur. Dieu est trop grand pour punir comme cela ! Maintenant encore je suis privée du plaisir de parler de lui ! On m'ennuira. Non, je veux tâcher de remettre tout sur le %%2025-12-07T13:13:00 LAN: CODE-SWITCH: "former footing" = English phrase for previous relationship/standing%% former footing ? C'est diablement difficile !

Je voudrais pouvoir écrire tout ce qu'on a dit hier. C'est trop long hélas ! On a parlé duc de Hamilton. Et je ne cessais de sourire contre ma volonté suprême.

Ah ! comme je voudrais être sa femme.

Maman veut le diminuer, de toutes manières, elle pense que je changerai en me disant qu'il a dix ou cinq ou trois mille livres.

Hélas non ! Je ne l'épouserai pas s'il est pauvre, mais je l'aimerai toujours. Je ne puis épouser un homme pauvre, c'est contre ma nature, ce serait le malheur des deux. S'il est pauvre j'épouserai un autre que je n'aimerai pas, Miloradovitch peut-être. Je le verrai trois fois par jour et je serai la plus grande coquette du monde, mais coquette n'est pas le mot. Je serai coquette si je suis heureuse.

Mais je %%2025-12-07T13:16:00 LAN: EXPRESSION: "se conduire comme une biche" = to behave like a doe/flirt - possibly euphemism for loose behavior%% me conduirai comme une biche, si j'épouse un que je n'aime pas. J'aurai un amant toujours, je tromperai mon mari, qui sera aussi mon amant s'il est assez fin pour me comprendre et pour être mon amant. Mais s'il exige que je sois sa femme, malheur à lui ! Je m'amuserai et je serai heureuse, à ma manière. Mais si j'ai le bonheur de plaire à Hamilton, il sera mon amant toute ma vie. Je méprise la jalousie. Si un homme qui m'aime pense à une autre femme, ça veut dire qu'il ne m'aime plus, et il est ridicule d'être jalouse, ou de reprocher cela à l'homme. Ce n'est pas sa faute, tant que j'ai des attraits pour lui, il m'aime, mais si je ne lui plais plus, rien ne peut y remédier.

Il y a des gens qui disent qu'un mari et une femme peuvent se permettre des distractions et s'aimer beaucoup. C'est un mensonge, on ne s'aime pas, car lorsqu'un jeune homme et une jeune fille sont amoureux l'un de l'autre, est-ce qu'ils peuvent non seulement penser à mais même regarder quelqu'un d'autre ? Ils s'aiment et trouvent bien assez de distractions l'un dans l'autre.

Une seule pensée, un seul regard dépensé pour une autre femme prouvent qu'on n'aime plus celle qu'on aimait. Car, encore une fois, lorsque vous êtes amoureux, vous aimez une femme; pouvez-vous penser à en aimer une autre ? Non. Eh bien, à quoi servent la jalousie, les reproches ? On pleure un peu et on doit se consoler comme de la mort en disant que c'est fini et que rien ne peut y remédier. Le cœur plein d'une femme, il n'y a pas de place pour l'autre mais le cœur commençant à se vider, une autre y entre peu à peu, dès qu'elle y a mis un petit doigt, l'ancienne maîtresse n'a plus rien à espérer, et doit %%2025-12-07T13:14:00 LAN: CODE-SWITCH: "give up all her claims" = English phrase for surrendering rights%% give up all her claims. C'est plus fort que l'homme, il ne peut forcer son cœur. Je suis philosophe comme on voit. Ainsi supposons que le duc est mon mari, il m'aime, mais s'il commence à ne plus m'aimer, je ne dirai rien car c'était à moi de me faire aimer. S'il n'y pas assez des charmes avec moi pour garder son amour tant pis pour moi. Ce n'est ni ma faute ni la sienne; c'est naturel et il faut se plier devant la nature. Voilà mes idées.