Mardi 1er mai 1883
# Mardi 1er mai 1883
Tony s'est autant occupé de mon tableau que du dessin d'Alice qu'il croit refusé. Aussi j'ai été bien bête de me fier à lui seul. Moi qui connais quelques membres du jury. Bastien est tout puissant, Carolus, Gervex, Carrier-Belleuse... Voilà.
Je n'ai pas dit un mot à aucun de ceux-là... C'est Julian qui me parle de tout cela. Nous le rencontrons au Salon. Ils ne savaient même pas si j'envoyais ou ce que j'envoyais, ces membres du jury dont il croyait que j'allais me servir.
je suis en robe gros-vert, chapeau pareil à plumes. Ensemble très noble. Je ne comprends pas comment j'ai pu aimer les choses excentriques il y a cinq, six ans.
Je suis arrivée à m'habiller avec une simplicité artistique et très bon genre. Je m'exprime comme un cuisinière... Enfin qu'est-ce que je voulais dire ? Oui, c'est que cette robe est toute collante à la taille avec un petit col droit en velours vert sur lequel court une araignée au lieu de ces horribles animaux à la
mode, tels que mouches, lézards etc etc. Et pas l'ombre de fatigue.
[En travers: Et que Jules trouve cette robe charmante.]
Je suis montée pour quelques jours. Est-ce qu'on se fatigue en s'amusant. Ma figure même si impressionnable ne se ressent de rien, je suis fraîche et les yeux bien brillants. C'est une chance, car nous rencontrons les Bastien seuls. Gavini est enfin à même de faire la connaissance de Jules et lui présente à lui l'ancien ministre Chevreau. Bastien daigne causer, se promener et s'asseoir avec nous.
C'est moi qui tourne et m'éloigne à chaque instant... de peur de voir arriver la Mackay ou de le gêner [Mots noircis: de le voir ?] désireux de partir. Et pendant que Gavini m'emmène voir je ne sais quoi dans d'autres salles, mes mères se quittent avec les deux frères. Alors nous retrouvons Julian à qui je fais des confidences exaltées...
Puis Carrier-Belleuse et Gervex. Gervex est très gentil. Ils m'offrent de faire descendre mon tableau. Si ça se pouvait, ce serait bien agréable. Et enfin c'est Clovis Hugues que nous rencontrons à la sculpture. Ce moment est très agréable presque toujours, on descend un peu fatigué, tous les hommes finissent par s'asseoir sur des bancs au milieu de fleurs.
C'est comme une promenade de ville d'eaux. J'ai envie de faire le portrait de Clovis Hugues, il y en a un cette année très embelli et affreux.
Nous retrouvons Jules à la sortie. Il est gentil mais c'est un poseur. Et puis j'ai peur tout le temps de l'ennuyer... Ce n'est pas drôle. Ce petit homme doit avoir le cœur sec. Il n'aime que son art, il a raison, cependant je lui voudrais un air plus franc, plus large; c'est peut-être parce que nous l'ennuyons.
Pourtant il est difficile d'être plus discrète... Cependant... Enfin il aurait fallu que je lui plaise franchement... Et ça n'y est pas. Ça se sent, l'autre assure que je lui suis très sympathique et qu'il me trouve du talent et que je suis... Mais je me sens gênée avec lui.
Il va venir dîner vendredi et ça me gêne. Ça ne l'amuse pas, il le fera peut-être pour son frère... C'est embêtant.
Enfin, après nous allons chez Doucet et Gelot pour des chapeaux ! Je suis d'une humeur conquérante et en verve d'éloquence, trouvant à propos de chapeaux des choses spirituelles et gentilles, de même qu'au Salon déroulant des phrases magnifiques sur l'esthétique et me faisant écouter de Gervex et de Julian et de Carrier-Belleuse. Je lui plais à celui-là et ça ne me fait pas le
moindre plaisir.
[Mots noircis: c'est à peine] si je me sens un peu de fatigue le soir et encore non. Je serais prête à marcher.
Oh ! encore, passer la nuit, monter à cheval, essayer des robes et faire des tableaux et raconter de jolies choses. On a des jours...
Et le Salon. Eh bien il est plus mauvais que d'habitude. Prenons d'abord les principaux. Carolus est ramoli, Dagnan n'a pas exposé, Sargent est médiocre. Gervex ordinaire. Henner est ravissant. C'est une femme nue qui lit. Eclairage artificiel et le tout baigné d'une sorte de vapeur mais d'un ton si précieusement adorable qu'on se sent tout enveloppé de cette merveilleuse vapeur magique. Jules l'admire énormément. Un tableau de Cazin que j'aime moins que ses paysages de sentiment. C'est Judith qui sort de la ville pour aller chez Holopherne. Je n'ai pas assez regardé pour subir "le charme qui doit s'en dégager", mais ce qui frappe c'est que l'aspect de Judith n'excuse pas l'enchaînement de Holopherne.
Le tableau de Bastien ne m'enlève pas complètement. Les deux figures sont irréprochables. La fillette vue de dos, la tête dont on ne voit que la joue, et cette main qui tourmente une fleur et tout cela est d'une poésie, d'un sentiment, d'une observation poussés au suprême degré.
Ce dos est un poème. La main qu'on voit à peine est un chef d'œuvre. On sent ce qu'il a voulu exprimer. La petite baisse un peu la tête et ne sait que faire de ses pieds qui ont une pose d'un embarras charmant.
Le jeune homme est très bien aussi. Mais la jeune fille est la grâce, la jeunesse, la poésie même. C'est vrai, c'est juste, c'est senti, c'est fin, c'est délicat.
Maintenant il y a un paysage tout à fait désagréable. Outre qu'on aurait pu choisir un endroit moins vert, il aurait fallu aussi l'exécuter de façon à ce qu'il ne vienne pas en avant. Ça manque d'air. Pourquoi ? On dit que le fond est trop empâté. Enfin, c'est lourd.
Et Breslau ? Breslau c'est bien, mais on la sent troublée. C'est encore de la bonne peinture, mais ce tableau ne dit rien et il est d'un ton joli mais commun. Ce sont des gens qui prennent un thé auprès de l'âtre. Intérieur bourgeois, sans caractère. Une brune, une blonde, un jeune homme. Ils ont l'air très grave. Ça manque d'intimité ! J'aurais cru que ce serait plus ramassé et plus intime. Ça n'exprime rien. Elle qui parle tant de sentiment ne me parâit pas douée de [ce] côté là... Son portrait est bon mais voilà tout.
Et moi ? Eh bien la tête d'irma est agréable et d'une peinture assez franche. Mais c'est une chose sans prétention. Et le tableau m'a paru sombre et quoique fait en plein air, il n'en a pas l'air. Le mur n'a pas l'air d'un mur, c'est un ciel, une toile peinte, tout ce qu'on veut. Les têtes sont bien. Mais ce fond est désastreux. Pourtant cela mériterait une meilleure place, surtout quand on voit des choses tellement inférieures sur la cimaise, tout le monde est d'accord pour dire que les têtes, celle de l'aîné surtout sont très bien. Il est probable que j'aurais pu faire mieux le reste, puisque c'est relativement facile, mais j'ai pas eu le temps.