Lundi 30 avril 1883
# Lundi 30 avril 1883
Vernissage. Je me mets en noir et chapeau gris. Ma tante et Alice avec moi, toute la matinée se passe avec les Canrobert, M. de la Tour, Bojidar et Sautereau que nous ferons entrer à neuf heures. Déjeuner avec les Gaillard et Bojidar qui ne nous quitte pas.
Et pendant le déjeuner passe un cortège imposant... Jules. Le grand, le seul, le vrai, l'unique. Avec son frère et Stéphanie et une autre. Ça m'ennuie beaucoup. Je l'ai cherché toute la matinée et voilà que plus moyen de l'avoir l'après-midi.
Enfin nous nous rencontrons encore et Emile vient à nous, je fais semblant de ne pas voir l'autre avec son Anastasie. Enfin c'est de l'enfantillage. Quant à Bojidar et Alice ils sont bouleversés de parler à ce grand homme. Peu de personnes savent monter les têtes comme moi, je les enflamme. Vous comprenez cela me sert de paravent, je ne suis pas seule. Cent rencontres d'amis. Emile dit que son frère est très content de mon tableau. Qu'il n'y a que le fond qui est mauvais, le mur pas assez indiqué, mais que l'idée, le sentiment, le ton, le dessin, tout est d'un artiste et qu'il est très content.
Je ne veux pas l'écouter, il a fallu que le vrai, le seul, l'unique me le répétât. Car sitôt que ces ignobles femmes le lâchent Emile se précipite et nous l'amène, nous sommes bouleversés.
Nous nous promenons ensemble et chaque fois que des amis à lui ou à nous viennent se jeter en travers je suis dans des
inquiétudes incensées qu'il ne m'échappe. Enfin nous allons nous asseoir au buffet et prendre un peu de champagne. Moi entre les deux frères, Breslau à une table à côté, Jules n'aime pas son exposition. J'adore quand il me dit que c'est bien, il est sincère, indépendant, juste. Pas de parti pris, pas d'école, pas d'entêtement.
J'ai le bonheur de causer avec lui. Oh ! je m'amuse, me promenant avec lui et dès que l'autre, le faux, l'architecte allait causer avec quelqu'un, je l'envoyais chercher par Alexis, ou par Bojidar. Pourtant quoique ? Ça a été Breslau. Et l'honnête architecte trouve que ce n'est pas gentil; "Vous avez tellement d'avantages sur elle". Tiens je ne trouve pas. Wolff lui a consacré quelques lignes, à moi rien. Et puis c'est vraiment pas énorme de lui enlever le faux Bastien. Le vrai ne lui a pas parlé. Donc j'ai eu le bonheur de causer avec lui.
Il m'a expliqué son Ophélie. Diable ! Ce n'est pas un artiste de talent ordinaire. Il comprend cela d'une façon absolument géniale. Ce qu'il m'en a dit est modeste dans les profondeurs les plus intimes de l'âme. C'est vraiment beau de comprendre ainsi l'art, de sentir comme il sent. Il ne la voit pas en folle seulement, c'est une misérable d'amour, c'est l'immense désenchantement, l'amertume, le désespoir, la fin de tout, la misérable d'amour avec un trait de folie. C'est la figure la plus touchante, la plus triste, la plus désespérée...
J'en suis folle. C'est beau le génie.
Ce petit homme laid apparaît plus beau et plus attrayant qu'un ange. On a envie de passer sa vie à l'entendre et à le suivre dans ses sublimes travaux. Enfin il parle si simplement. Il a répondu à je ne sais quoi qu'on lui disait: "Je trouve tant de poésie dans la nature", avec un accent de sincérité si franche que j'en reste tout enveloppée d'un charme inexprimable.
J'exagère, je sens que j'exagère.
Enfin, il y a de ça.
Donc nous sortons ensemble et il y a avant de sortir un beau moment lorsque nous nous trouvons Carolus, Tony, Jules, Emile Carrier-Belleuse, Edelfelt et le grand, le seul, le vrai, l'autre, Saint Marceaux enfin. Je pose devant Jules pour adorer ce scultpeur sans cheveux. C'est un quart d'heure de triomphe.
Et le Salon ? Eh bien je vous parlerai demain.
Il est six heures du matin, après avoir marché de neuf à six heures du soir nous avons été chez les Gavini, puis dîner chez nous. Alexis, Bojidar, Dusautoy , Saint Amand. Et puis bal costumé chez les Faleyeff ou nous nous amusons, pas à danser avec un
tas d'inconnus mais à causer dans le petit salon. Bojidar, Dina, Alexis, Dusautoy, Emile, Rochefort (le jeune).
[En travers: Avant le bal nous entrons nous faire admirer des Gavini, nous sommes masqués, Dina en petite mousmé, Emile Bastien en brigand très beau, Bojidar en garçon apothicaire et moi en Récamier... Epatante et jolie.] Enfin il faut bien que je sois gentille avec Emile, il a été si gentil au vernissage. Grâce à lui j'ai eu l'autre pendant une heure et demie. Je veux tout le temps qu'il me dise s'il "voit d'un œil favorable les débordements de son frère". Il a peur de répondre et enfin cela amène toute une conversation ou je parle de mes sentiments purs, sympathiques, simples. Car enfin si ce n'était pas comme ça jamais je n'oserais, ce serait trop délicat.
Il m'explique que "ce dont je veux parler" n'est rien qui doive... et qu'il ne peut rien dire et que tout homme... et que enfin qu'est-ce que je veux savoir "si la situation dans laquelle se trouve actuellement son frère me paraît..." Et que les jeunes filles ne doivent pas, et que enfin moi-même ça m'ennuie t-il ? Et je réponds.
- - Mais oui, ça m'ennuie beaucoup comme c'est une sentiment avouable, désintéressé, simple, je le dis tout simplement.
- - Eh bien vous devez savoir parfaitement ce que j'en pense moi... Alors pourqoi le demander ?
- - Ah ! vous ne voyez pas d'un œil favorable !... Je le savais bien !
- - Mais je ne dis rien
- - Je mets en avant les sentiments de Bojidar pour justifier les miens.
Du reste nous sommes rentrés au salon affolés. Et à dîner ce n'était que:
- - Il est jeune !
- - Il es beau !
- - Il a du talent !
- - Du génie !
- - Il n'y a que lui !
- - Oh ! oui !
- - Il est jeune.
- - Il est beau etc. etc. etc.
Et la matinée d'hier que j'oublie. C'était ravissant. Du beau monde cette fois, soixante-dix personnes en tout. La maréchale Canrobert et sa fille, la vicomtesse de Janzé. Mme et Mlle de Ramand, Gavini; des Russes et d'autres, j'aurai la liste complète.
Des hommes. Et Judic a chanté. C'est la plus fine comédienne de Paris.
Elle nous a fait pleurer tous, au milieu de ce salon. Elle est poétique comme Bastien et je ne comprends pas q'on lui impose le genre canaille.
Mon petit mot a amené Emile qui ne devait pas venir. J'avais écrit: "Tout le monde trouve que je n'ai pas été gentille. Mais vous ne devez pas prendre comme désobligeant pour vous un dépit de petite fille provoqué par un tiers."
On m'a trop gâtée, en somme trois charmantes folles ont été désappointées hier soir. Pour ce qui est de moi c'est grâce à Dieu fini, car je sais que dans cinq ou six ans il sera devenu et membre de l'institut et moi dans ma fleur. Veuillez transmettre à ce futur académicien cette invitation dont il ne fera rien, tant pis, pour nous. Il a joliment raison du reste de ne pas aller se dépenser dans les salons, et à partir de ce moment je le consi-dère comme assez invité pour qu'il s'amène tout seul sans supplication.
Ce qu'il y a d'effrayant c'est que je le soupçonne cet ignoble architecte de ne pas faire part de toutes ces émotions à son grand frère; c'est ça qui serait abominable ! Il m'a dit dimanche que son Jules ne sait pas toutes ces émotions. Comment misérable ! Il ne sait rien !
Ah ! vraiment c'est pas la peine... La vie est absurde. Je le disais encore ce soir. Et je le pense.