Jeudi 31 août 1882
# Jeudi 31 août 1882
J'ai pleuré sur les dernières pages du livre, la mort du grand, du sublime Maryx.
Maintenant il faudrait le faire lire à quelqu'un, je voudrais que la petite Américaine soit là, ou bien Tony. Je ne puis pas garder mes impressions pour moi, il faut... Mais il ne s'agit pas de tout cela. Je dessine ma Madeleine, j'ai un modèle qui est admirable pour cela, du reste j'ai vu la tête qu'il me faut, il y a trois ans et cette femme a justement ces traits et même cette expression intense, terrible, désespérée. Je crois que ce livre a porté le dernier coup, je ne rêve que terre et marbre mais j'ai ce tableau à faire et je lutterai encore. Seulement j'ai dans la tête tant de belles choses à faire, en sculpture bien entendu. Ce qui me charme dans la peinture c'est la vie, c'est la modernité, le mouvement des choses qu'on voit, mais comment dire ?... Outre que c'est désespérément difficile, presque impossible ... Cela n'émeut pas ! Rien dans la peinture ne m'a touchée comme la Jeanne d'Arc de Bastien-Lepage, car il y a là ce je ne sais quoi de mystérieux, d'extraordinaire... Un sentiment compris par l'artiste, l'expression parfaite, intense d'une grande inspiration.
Enfin... Il est allé chercher là quelque chose de grand, d'humain, d'inspiré et de divin en même temps, ce que c'était en somme et ce que personne n'avait compris avant lui.
Qu'a-t-on fait des Jeanne d'Arc ! Bonté divine, la croix de ma mère ! C'est comme les Ophélie et les Marguerite ! Il est entrain de faire une Ophélie, ce sera j'en suis sûr divin. Quant aux Marguerite, moi chétive, j'ai le projet d'en faire une... Car il y a un moment à voir... Comme pour la Jeanne d'Arc... C'est lorsque la jeune fille, non pas la Marguerite d'opéra en robe de fin cachemire, mais la fille de village, ou de petite ville, simple [Rayé: illisible] ne riez pas, humaine si vous comprenez vous ne riez pas, lorsque la jeune fille introublée [sic] jusqu'alors rentre dans son jardin après avoir rencontré Faust et s'arrête les yeux à moitié baissés, regardant au loin, moitié étonnée, moitié souriante, moitié pensive et sentant s'éveiller en elle on ne sait quoi de nouveau, d'inconnu, de charmant et de triste... Ces mains tiennent à peine le livre de prières près d'échapper.
Pour cela j'irai dans une petite ville d'Allemagne et je le ferai l'été prochain... Mais mon Dieu qu'ai-je donc fait tout cet été ? Rien ! D'ailleurs je ne le pourrais peut-être pas mettre à exécution à présent, et Marguerite peut attendre encore.
Mais mon tableau... C'est si beau, si sublime à faire. Ne vaudrait-il pas mieux attendre encore un an pour être plus en possession des moyens d'exécution...
Ah ! je suis folle, je devrais apprendre la grammaire et je ne pense qu'à écrire des poèmes.
Je devrais aller tous les jours à l'atelier jusqu'à trois heures et puis modeler pendant trois ou quatre heures.
Voilà la vérité. Et pourquoi ne le fais-je pas ? Pourquoi est-ce ainsi dans ce monde ?...
Il est vrai que des êtres moins forts que moi se permettent de faire des tableaux mais ce sont ceux qui sont arrivés et ne peuvent aller plus loin, je ne suis pas forte mais je puis le devenir, mais j'ai la consolation d'être au début, car enfin il n'y a pas cinq ans que je travaille en tout. Et Robert-Fleury le père est resté quatre ans à dessiner avant de toucher à une couleur, et combien y en a-t-il qui sont restés deux ans au plâtre et des années au dessin. Et je dessine bien moi et je commence à peindre pas mal, et il y a dans ce que je fais de la vie, cela parle, cela regarde, cela vit... Alors quoi ? Rien, travailler... Seulement je ne vois pas ma grandeur dans la peinture... C'est-à-dire...
Je suis troublée, je ne sais plus... Je suis troublée...
Ô folle ! il faut avant tout savoir son métier, car si... D'abord je ne m'explique pas bien, j'ai dit que les penseurs en peinture ont été des exécutants de huitième ordre... Peut-être... Mais la pensée, la beauté et la philosophie de la peinture sont dans l'exécution, dans la compréhension exacte de la vie... Saisir la vie avec des tons qui chantent et tous les tons vrais chantent. N'importe qui ou quoi exactement reproduit est un chef d'œuvre car c'est la vie même, maintenant il y a en plus les grandes inspirations comme la Jeanne d'Arc de Bastien mais autrement un simple portrait peut être un modèle car c'est un être humain, vivant avec tout ce qui l'agite, tout ce qu'il sent, ses yeux, sa chair... Je ne me fais pas comprendre...