Mardi 29 août 1882
# Mardi 29 août 1882
Dumas a bien raison, on ne tient pas son sujet, c'est le sujet qui vous tient. Un homme qui joue cent sous peut éprouver les mêmes angoisses que celui qui joue cent mille francs... Je puis donc me rendre compte...
Non, non ! Il y a en moi un tel besoin de traduire mes impressions, une telle violence d'émotions artistiques, tant de choses confuses se pressent dans ma tête que cela ne peut manquer de se traduire un jour. La formule ô la formule.
Tous les comtes à la recherche d'une dot diront que la formule serait le mariage. Je ne suis pas assez innocente pour confondre les... impressions. Je ne suis pas une sainte et je voudrais bien parfois être garçon mais ne confondons pas je vous prie des aspirations terrestres et que je compends par intuition ou par nature... Avec les autres... Ce que M. Dumas fils appelle l'amour est un besoin comme un autre et dont on se passe facilement quand on est plus qu'une jeune fille ou qu'un animal.
Quant à l'amour, au vrai eh bien c'est un accessoire, un complément, un couronnement de l'édifice, du moins pour moi.
On y arrive par autre chose, être connu, célèbre, grand, cela entraîne à sa suite tout naturellement les succès et les passions qu'on inspire. Mais voilà que je sors de mon sujet.
Il s'agissait simplement de répondre zut aux faux Diogène qui voudraient ramener à leur niveau des sentiments qu'ils sont incapables de comprendre. Il y a de sales, d'ignobles, de hideuses créatures qui ramènent toutes les ambitions féminines à des causes physiques... [Mots noircis: mariez là et elle ne fera] plus de peinture. On pourrait pourtant citer des femmes mariées ou comme mariées qui ont eu du talent et du génie. Il y en a eu aussi qui sont restées Jeanne d'Arc mais il y eu aussi des grands hommes dans ce cas. Vous voyez bien ignobles physiciens que vous n'êtes que des brutes. Et puisqu'il faut tout vous dire sachez hideux animaux de Saint Antoine que si les adeptes de l'Art songent à ce que M. Dumas fils appelle l'amour, c'est comme à leur dîner, à leur sommeil etc. Et [Mots noircis: que si j'étais mariée cela ne m'enlèverait] pas l'amour de l'Art, mais au contraire me permettrait de m'y consacrer avec plus de tranquillité n'ayant d'autre trouble à subir que celui de la pensée. Je suis fâchée de vous dire cela, mais il me semble que je discute avec des êtres et je réponds à leurs objections.
Ce livre me bouleverse. Ouida n'est ni Balzac, ni Sand ni Dumas mais elle a fait un livre qui pour des raisons... professionnelles me donne la fièvre. Elle a des idées très justes en art et des opinions cueillies dans les ateliers en Italie ou elle a vécu. Il y a des choses où elle dit par exemple que chez les vrais artistes, non les artisans, la conception est incommensura-blement supérieure à leur pouvoir d'exécution. Et puis le grand sculpteur Marix (toujours dans le roman) qui voit les essais de modelage de la jeune héroïne, future femme de génie, dit: qu'elle vienne travailler, elle fera ce qu'elle voudra.
- Oui, disait Tony en regardant longuement mes dessins à l'atelier, travaillez mademoiselle, vous ferez ce que vous voudrez.
Mais j'ai travaillé à côté sans doute, Saint Marceaux l'a dit, mes dessins sont des dessins de scultpeur et j'ai toujours aimé la forme par dessous tout. J'adore bien aussi la couleur, mais maintenant, après ce livre et même avant... la peinture me paraît misérable à côté de la sculpture. Du reste je devrais la haïr comme je hais toutes les imitations, les impostures. Rien ne m'irrite comme de voir des choses en relief imitée en peinture sur une toile nécessairement plate et unie. Quoi de plus horrible que des peintures de bas-relief, de bordures... A partir des belles choses d'art jusqu'au papier peint cela m'enrage comme le rouge enrage le taureau. Un cadre imité en peinture dans certains plafonds, même au Louvre... Et les bordures des chambres d'appartements meublés qui imitent des bois sculptés ou des volants de dentelle. C'est odieux.
Mais qu'est-ce qui me retient. Mais rien. Je suis libre, je suis installée de façon à ce que rien ne manque à mon bonheur d'artiste. Un étage entier à moi. Antichambre, cabinet de toilette, chambre, bibliothèque communiquant par une large baie avec l'atelier et donnant une longueur de douze mètres, atelier avec un jour splendide, venant de tous côtés, à volonté. Chambre de débarras à côté et une espèce de grand balcon au dessus donnant dans l'atelier même, duquel on peut voir ses tableaux à vol d'oiseau et qui donne un jour obscur et lointain en haut. Puis un petit jardin ou je puis descendre travailler.
J'ai fait mettre un porte-voix pour qu'on ne monte pas me déranger et pour ne pas descendre souvent. Voici un plan, vous comprendrez mieux.

Qu'est-ce que je fais ? Une petite fille qui a mis sa vieille jupe noir sur ses épaules et qui tient un parapluie ouvert. Je travaille dehors et il pleut presque tous les jours. Et puis... Qu'est-ce que ça signifie ? Qu'est-ce comparé à une pensée en marbre ? Et qu'est-ce que je fais de mon esquisse d'il y a trois ans, car elle est d'octobre 1879. On nous a donné ce sujet chez Julian et j'en ai été saisie comme des Saintes femmes au sépulcre. Ariadne. Julian et Tony ont trouvé qu'il y avait là un bon sentiment, moi j'en suis prise comme du tableau d'à présent. Voilà trois ans que je suis sur le point de sculpter pour faire ce sujet... Je me sens sans forces devant des choses banales... Et le terrible à quoi bon? Me coupe les bras. Thésée s'est enfui pendant la nuit, Ariadne se trouvant seule à l'aurore parcourt l'île en tous sens lorsqu'aux premiers rayons du soleil, arrivée à l'extrémité d'un rocher elle voit comme un point à l'horizon, le vaisseau... Alors-Voilà le moment à saisir et difficile à raconter; elle ne peut plus aller plus loin, elle ne peut pas appeler, l'eau est là tout autour, le vaisseau n'est qu'un point qu'on voit à peine, alors elle tombe sur la roche la tête sur le bras droit dans une pose qui doit exprimer toute l'horreur de l'abandon, du désespoir, de l'impuissance de cette femme laissée là lâchement... Je ne sais pas dire mais il y a là une rage d'impuissance, un abattement suprême à exprimer qui m'empoigne complètement. Vous comprenez elle est là sur la limite du rocher, épuisée de douleur et selon moi de rage impuissante, il y a là un laisser aller de tout l'être, la fin de tout... Ce rocher abrupt, cette force brutale qui enchaine la volonté... Enfin...
Oui, la préoccupation de la perspective des lignes est une tromperie, la préoccupation des tons, de la couleur est une chose misérable, une chose de métier et qui petit à petit absorbe tout ne laissant plus de place à la pensée. Les penseurs et les poètes en peinture sont des exécutants de huitième ordre.