Lundi 28 août 1882
# Lundi 28 août 1882
Il y a des jours où je me crois vraiment quelque chose là. Ecoutez, c'est impossible que cette fièvre, ces élans, cet amour de ce que je fais ne soient pas destinés à aboutir à quelque chose de grand. Il est impossible de voir et de sentir la nature et la forme comme moi sans arriver à ...
J'ai dessiné la deuxième figure du tableau puis comme la Tchernitsky étant arrivée pendant que je travaillais, lisait dans un coin, j'en ai fait une pochade.
Il ne faut jamais rien arranger, aucun arrangement ne vaut la vérité, le grand art consiste à saisir le bon moment et à faire ce qu'on voit... Mais pénétrez-vous donc de cette vérité que pour copier la nature juste il faut avoir du génie et qu'un artiste ordinaire ne pourra jamais que la parodier... Un exécutant habile qui copie pour copier fait une œuvre vulgaire que le vulgaire appelle réaliste et dont il a souvent raison de faire fi. Il ne s'agit pas de prendre n'importe qui et de le peindre tel qu'on le voit, le mouvement surpris, la pose ne se garde qu'à peu près et en posant ça se raidit, il faut que l'esprit soit frappé et garde l'impression de l'instant où vous avez vu la chose. C'est là que l'on reconnaît l'artiste.
J'ai relu un livre d'Ouida, une femme de pas trop de talent, cela s'appelle Ariadne, c'est en anglais. Un livre qui est fait pour émouvoir au suprême degré; j'ai été sur le point de le relire vingt fois depuis trois ans ou quatre ans et j'ai toujours reculé sachant quelle agitation il m'a causée et devait me causer encore. Il s'agit d'art et d'amour et cela se passe à Rome.
[Dans la marge: A la première lecture je n'avais été touchée que par l'amour et par Rome.]
Trois choses réunies dont une seule suffit pour me passionner et l'amour en est la moindre, on ôterait l'amour du livre qu'il resterait bien assez pour m'affoler. J'ai pour Rome une adoration, une vénération, une passion que rien n'égale. Car la Rome des artistes et des poètes, la vraie n'a pas même été atteinte chez moi par la Rome mondaine qui m'a fait souffrir. Je ne me rappelle que de la Rome poétique et artistique et celle-là me met à genoux. Il s'agit de sculpture dans le livre, je suis toujours sur le point d'en faire, hier soir je ne pouvais pas dormir !
Ô divine puissance de l'art, ô sentiment céleste et incomparable qui vous tient loin de tout, ô suprême jouissance qui vous élève au dessus de la terre, c'est la poitrine oppressée et les yeux mouillés de larmes que je l'invoque et que je me prosterne devant Dieu pour qu'il m'accorde sa protection. C'est à devenir folle, je veux faire dix choses à la fois, je sens, je crois, je crois entendez-vous que je vais faire quelque chose de bien. Et mon âme s'envole vers des hauteurs inconnues.
Pourvu que ce ne soit pas pour retomber plus bas.. Ces retours sont terribles mais il faut de tout dans la vie... les jours d'abattement suivent les heures d'exaltation, on souffre pendant les deux, pourtant je ne suis pas assez poseuse pour dire qu'on souffre également.