Bashkirtseff

Lundi, 10 août 1874

Orig

# Lundi, 10 août 1874

Ostende Jeudi 13 août 1874

Depuis lundi je n'ai rien écrit, mais je crois me souvenir de tout.

Lundi 10 — se passe en emballant ; à six heures et demie je prends la voiture à grelots et toujours deux chevaux et vais malgré la pluie faire mes adieux à mon Spa chéri. Je suis seule avec Dina, toutes deux en paletots conspirateurs que je suis heureuse de posséder pour le weather d'aujourd'hui. Si on voulait raconter mal on le pourrait, en effet : Deux jeunes filles vont dans une écurie prennent une voiture à deux chevaux à grelots et s'en vont sans cocher ni domestique, s'arrêtent auprès d'une confiserie, l'une d'elles descend, prend une tartine, puis elles vont chez Baas y prennent du pain et du fromage et partent avec une grande pluie à la campagne. Les chevaux courent, les clochettes sur le pavé produisent un grand bruit.

Pourtant il n'y a rien de mauvais.

Nous allons à l'avenue du Morteau, puis aux quatre fontaines au lieu d'aller tout droit je passe par tous les chemins que je rencontre, entre les prés, les bois, les champs ; je dis que si maman ou Walitsky étaient avec nous ils seraient morts en criant ou en hurlant, à voir comment j'ai tourné, par quels chemins j'ai passé.

C'étaient de braves chevaux, je leur ai fait monter les montagnes les plus difficiles au grand trot. La pluie n'a pas duré tout le temps et nous retournons vers neuf heures. Je suis contente, j'ai passé partout où on pouvait passer et même où on ne pouvait pas, j'ai regardé et [Rayé : fait] dit adieu à tous les arbres, à tous les chemins, à toutes les collines. J'aime tant ce Spa, ce vilain trou.

Allons n'y pensons plus !

Je mange comme je puis chez Baas qui est mon London House d'ici, et je vais avec maman au casino, dans le cabinet de toilette je me coiffe et sans entrer au salon où l'on danse à outrance nous allons au théâtre, en robes de voyage. Moi en la robe de New Scotland, chapeau noir. Marguerite, la gentille princesse est au théâtre et Doria aussi, mais lui est aux fauteuils tout près de notre loge qui se trouve à côté de l'entrée des fauteuils. En entrant il nous a presque touché tant il a remué l'air avec sa gigantesque personne. J'ai rougi. Je voulais dire samedi, que le soir au bal je ne l'ai pas reconnu tellement il est embelli à Spa. Il est arrivé les yeux enfoncés, le teint jaune, et voilà que je le vois au bal blanc et gras en comparaison avec ce qu'il était.

Nous arrivons tard et ne voyons que L'homme n'est pas parfait à mon grand étonnement on nous diminue un franc parce qu'il n'y a qu'une pièce, c'est assez étrange et Weinberg ne pourrait pas raconter son anecdote juive.

Dans le corridor en sortant Doria nous passe, il est si haut que [je] lui viens au coude, c'est humiliant. Il est une colonne et pas un homme.

Nous changeons pour la quatrième fois de logement, cette nuit on passe à l'hôtel de l'Europe.