Samedi, 8 août 1874
# Samedi, 8 août 1874
Je ne sors pas, il pleut, le père et le fils Merjeewsky font une visite, je ne sors pas au salon.
À quatre heures nous allons à la Redoute, où joue la musique pour cause de pluie, mais là personne. Au salon de lecture le comte me prie de jouer aux dominos, je refuse il joue avec Dina qui est sa confidente, à laquelle il parle de moi à demi-mot et qui le comprend et se montre bonne. C'est un bien grand bonheur que de trouver une personne qui écoute et comprend avec complaisance.
Enfin je suis assurée, il m'aime ; je le plains.
C'est la première fois qu'on m'aime, et comment. Ce pauvre comte, il aime avec tant de courage, de silence, de distinction ; jamais un mot de trop, jamais il n'a cherché à me toucher la main, à s'approcher de moi, tandis que moi, une fois en dansant j'ai exprès effleuré sa joue de ma tête, j'ai une fois en me relevant (à Remonchamps quand j'ai sauté un fossé) pressé son bras plus fort qu'il ne fallait quand il me l'a offert.
Quelquefois seulement, quand je ne voyais pas, je sentais qu'il me regardait avec tant d'amour que je rougissais et toutes les fois que je lui touchais la main je sentais qu'il ne touchait pas la mienne comme aux autres parce que ce contact me faisait frissonner. En me voyant si aimée je suis reconnaissante.
[//]: # ( Livre 23ème commencé le vendredi 8 août 1874 terminé à la Cour de Londres, Spa, jeudi 13 août 1874 Ostende, Hôtel de France, appar. 8-9 depuis jeudi 20 août, rue Longue, 104, au premier, terminé le 13 septembre 1874
Samedi 8 août 1874 - suite
J'avais toujours l'idée qu'on ne m'aimera pas.
Il veille, il ne mange pas, il écrit la nuit, il a des attaques nerveuses, sa mère s'en plaint tous les jours à maman. Je l'ai toujours traité pire qu'un chien, il est vrai que quelquefois je l'ai regardé. Mais je suppose que mes regards n'ont rien fait. Il m'aime parce qu'il m'aime, j'aurais beau faire tous les yeux du monde qu'il ne m'aimerait pas, si cela ne devait pas être.
Et d'ailleurs on ne doit regarder les gens que lorsqu'on leur voit des dispositions pour vous faire la cour.
[Annotation : 1875. preuve Girotta I]
Walitsky a dit que je l'ai rendu amoureux de moi il faut que je dise aussi que je racontais tous les soirs chez nous mes progrès de la journée et alors Walitsky dit que je suis fautive, que je lui ai fait des yeux et que c'est pour cela que... Mais ce n'est pas vrai du tout. C'est parce que c'est. Et d'ailleurs je ne me sens pas le moindre remords.
La pluie cesse et nous allons à la promenade où toute la journée on voit les hommes qui valent la peine d'être vus. Nous dînons sur le balcon chez Baas. Le comte était tout le temps avec nous et voilà qu'il vient dîner à côté. De loin il mit une énorme écrevisse dans sa bouche pour parodier le brochet, il a cru, le petit nigaud.
Il ne prend plus les manières que je lui reprochais, mais au contraire, depuis quelque temps déjà, est empressé, tranquille, suppliant même. Pauvre garçon, je dis pauvre garçon parce que c'est l'habitude dans les livres et au théâtre mais je ne l'ai pas une fois plaint, et je ne le plains pas encore.
J'allais oublier de raconter une histoire curieuse.
Depuis que nous sommes à la Cour de Londres nous voyons passer tous les hommes ; Gericke aussi, mais aujourd'hui pendant la visite des Polonais il rôdait particulièrement, allait, venait, avait l'air d'entrer dans chaque maison et n'entrait dans aucune, semblait indécis. Dina était inspirée, elle regardait à travers les persiennes et ne se sentait pas de joie, elle prenait même de ces petits airs que je n'aime pas en elle, et me voulait toujours parler de Gericke, j'étais assez mal et je la remettais en place à chaque instant, puis finis par dire :
— Dina, je t'en prie laisse-moi tranquille, je ne suis pas en état aujourd'hui de supporter toutes tes gentillesses, tu es heureuse d'en parler, mais je ne suis pas disposée.
C'était trop, quand on est trop réprimandé on s'acharne et au lieu d'être confus on veut montrer qu'on ne l'est pas. C'est ce qu'elle a fait.
Tout à coup Gericke regarde nos fenêtres à plusieurs reprises, passe et repasse, regarde encore, enfin demande quelque chose à une passante, et se dirige vers notre porte. Alors Dina saute de la fenêtre jusqu'à son lit, rit, crie, hurle, et rougit tant que son dos était rouge pendant qu'elle exécutait vers le fond de la chambre un pas extraordinaire.
J'en étais dégoûtée ; car pour moi ce Gericke est peu de chose, et si je ne le connaissais pas personnellement ne serait rien du tout. Depuis qu'il fuit, je ne m'occupe plus de lui.
En le voyant entrer, j'ai deviné qu'il venait laisser ses cartes, P.P.C. comme il a plusieurs fois dit qu'il partirait le 9, et c'est le 8 aujourd'hui. C'est ce qui était, il laissa trois cartes. P.P.C. en voici une :
Requiem eterno Canaille et diable, Hardi aimable, Adroit affable, Rieur à table, Léger partout fêté
Est un enfant gâté Soumis à la beauté.
Après dîner je prends une jolie voiture à deux chevaux et avec des grelots comme le duc et nous allons Dina, Walitsky et moi au Morteau, à la Promenade des Français et à la Promenade des Anglais, et celle-là parce que M. de Biesme vient toujours de ce côté, c'est lui qui me fait aller là.
Maman était à la maison et nous salue de :
— Doria Pamphilii,
il paraît que ce nom ne la quitte pas depuis un jour, c'est un deuxième Plobster.
En le voyant on plaisante toujours depuis. À dix heures au bal, maman en robe couleur abricot, brodée de roses, d'épis, de feuilles, Dina en noir Worth et moi en blanc de même. Les cheveux sur le dos attachés en haut par un nœud pareil à ceux de la robe, comme les enfants. Marguerite est au bal, Doria derrière sa chaise, elle est entourée de ses dames et de ses messieurs et de celles et de ceux de la princesse de Prusse.
Nous sommes assez seules, et il n'y a d'ailleurs pas un seul bataclan, ce qui me console. Jurybarren, l'adoration de Walitsky et del Puente sont partis. La Robenson n'a plus ces deux qui faisaient tout chez elle. Nous allons avec le comte, cet éternel comte au salon-théâtre et y restons presque toute la soirée. J'ai deux fois dansé avec un jeune Liégeois, présenté par Kirsh, et deux fois avec le Polonais.
Il a encore continué son histoire, que le jeune homme avait résolu de fuir, parce que dès le premier moment il vit une barrière. La jeune fille n'avait ou paraissait ne pas avoir de cœur, et que le jeune homme aussi veut n'en avoir point et se montrer indifférent comme elle, pour le reste de sa vie.
— Mais c'est bête, Monsieur, la jeune fille est indifférente naturellement, tandis que le jeune homme sera indifférent mais chez lui l'indifférence sera forcée, fausse.
Je faisais mes remarques à haute voix sur ce qu'il disait.
— Pourquoi n'essaye-t-il pas de franchir la barrière ?
— Eh bien, s'il ne saute pas, et bien il se cassera les jambes voilà tout, dis-je.
[En travers : Que les hommes sont étranges ! Ils pensent qu'on n'a pas de cœur parce qu'on ne les aime pas !]
C'est risqué.
— Qui ne risque, ne gagne rien. Et puis il continuait etc. etc. etc. etc.
Encore une fois je l'ai surpris me fixant comme il me fixe quelquefois.
Je l'écoutais et regardais Doria et de Biesme, ce dernier je ne regardais pas parce que je ne le voyais pas mais je pensais que je veux le voir.
À onze heures et demie nous partons, trois pas avant les dernières colonnes le petit jeune homme m'offre son bras,
— Le voulez-vous ? (je le refuse si souvent).
— Je crois bien, je vous l'ai demandé moi-même, vous ne me l'avez pas offert, — je l'avais demandé en effet pour sortir.
Au moment où je disais cela M. de Biesme qui ne me regarde jamais a levé ses yeux sur moi. J'en fus charmée et dans le corridor j'ai dit que je suis désolée de m'en aller, que je voudrais retourner. Et nous retournons, je vais au salon-théâtre, faisant semblant de chercher quelqu'un, pour que en revenant je puisse le voir encore.
— Marie, à droite, à droite, me dit Dina.
— Il n'est pas là, dis-je en me retournant, regardant à droite.
Il n'y a que Plobster.
— Mais si, lui aussi.
Et je me suis tournée encore deux fois sans le voir mais en voyant Doria, il doit être étonné. Trois fois je me suis tournée ayant l'air de le regarder.
J'étais au bras du petit. En sortant seulement j'aperçus mon bel inconnu, assis sur le premier canapé en entrant à droite. Comme j'ai passé derrière les colonnes je ne puis voir que son dos. Je suis retournée dans la salle pour le voir ! C'est positif. C'est étrange, non, du tout, il me plaît, et j'étais enchantée de ce qu'il a daigné jeter un regard sur moi.
Il est marié, je pense ; ce serait dommage.
Mais il me plaît vraiment. Dès le premier moment j'ai bien vu qu'il n'était pas un faquin.
Voilà le malheur d'être femme. Si j'étais homme et une femme me plairait, je me ferais présenter et lui ferais la cour, mais hélas ! je suis une femme.