Vendredi, 7 août 1874
# Vendredi, 7 août 1874
Je voulais aller à cheval mais Paul n'est pas venu et les chevaux, après être restés deux heures à la porte, furent renvoyés. Si je n'étais pas malade je serais furieuse.
Je me réveille tous les jours avec des sacs bleus sous les yeux et une peau chiffonnée. Je suis si laide. Le Grec nous fait une visite de deux heures et plus peut-être. Le Polonais vient plusieurs fois et reste toute la journée à cheval dans l'espoir que je viendrai. Il a dit à maman qu'il m'a demandé deux fois si je veux venir et que je n'ai rien répondu. C'est possible. Je suis sortie, me mis sur le canapé, m'enveloppai d'un châle et dis :
Comte, un coussin sous mes pieds. J'étais mal, je n'entendais rien.
Le Grec a dit que Doria épouse la Robenson dont il est amoureux fou. C'est possible et [Rayé : dans tous les cas] ce serait un grand bonheur pour elle. J'ai rougi et me suis tournée, déchiffrant de la musique.
Je ne puis manger de ce qu'on donne dans les hôtels, alors maman et Walitsky m'ont fait un dîner eux-mêmes, un potage et des côtelettes de poules ; j'ai mangé mais suis très faible.
Aussitôt que le mal reprend je ne puis rien faire. Walitsky dit que c'est un nerf malade, que ce n'est ni la maladie de cœur ni un cancer.
Tout de même je suis laide.
Nous allons en voiture par la Promenade des Anglais et plus loin j'ai voulu aller là parce que M. de Biesme va et revient toujours de ce côté.
Tout le monde passe devant notre logement, ce qui ne m'empêche pas de le trouver détestable à cause du bruit du pavé qui m'énerve, tant je suis énervée.
Le moindre bruit, les pas d'une personne m'agacent. Je suis dans un détestable état, et avec cela laide. Après la promenade en voiture, moi, maman et Dina faisons un tour à pied depuis la rue des Merjeewsky par la place des Croquets, et l'allée des Sept Heures. Nous entrons chez Baas, je profite du moment où cela ne me fait pas mal pour prendre une tasse de chocolat.
Il n'y a pas de musique, l'orchestre est au théâtre où sont les deux princesses, Marguerite et la princesse de Prusse, Frédéric-Charles, je crois. Nous ne trouvons pas de loge et allons au salon où le comte nous rejoint.
Body reste près de nous, tandis que son ami Filipesco reste avec une famille russe où il y [a] deux demoiselles qui clignent des yeux, grondent et aboient quand elles nous voient.
Le comte ne nous quitte pas (j'ai de nouveau mal, j'écris à peine) au lieu de rentrer tout de suite nous nous asseyons sur les marches, comme font les femmes de chambre, le comte se met à genoux devant Dina.
Mais dans l'obscurité nous voyons passer Doria avec un bouquet, le laisser à l'hôtel des Pays-Bas qui se trouve tout près et retourner. Nous parlions haut il s'est retourné. À qui peut-il porter ce bouquet ? s'est demandé maman et moi : Comte, allez, sachez à qui est porté ce bouquet.
Il paraît qu'il l'a porté chez lui.
J'ai dit au petit Polonais qu'il ne me fait pas la cour comme j'aime, qu'il n'est pas assez empressé etc. etc. puis je lui dis d'aller se mettre à genoux au milieu de la salle, il osa ne pas vouloir mais me proposa de se mettre à genoux entre deux colonnes :
— Vous osez dire non, je ne vous demanderai rien.
Je ne lui ai dit que des impertinences en riant sans doute.
J'ai dit que ce n'est rien ce que je demande en comparaison et j'ai raconté l'histoire du cochon et de Carlo, Walitsky a inventé cette histoire et je l'ai raconté tant de fois qu'il me semble que c'est vrai. Alors Walitsky a raconté une autre bêtise, faite par le duc de Hamilton comme si il prit un brochet vivant, mit la tête de la bête dans sa bouche pendant que son corps se débattait et vint me dire — How do you do ? ce qui fit tomber le poisson sur ma robe. Le Polonais fut horrifié et commença une tirade que ces gens-là ne sont pas capables d'un dévouement, d'amitié etc. etc.
On a ri (je souffre).
Quitter Spa me chagrine, surtout quand je vois M. de Biesme, qui est beau et que j'admire : chacun doit le remarquer, il a ce qu'il est impossible de définir. Il a encore une expression de figure railleuse.
Souvent, plusieurs fois par jour il passe devant nous. Suis-je assez bête d'admirer des gens que je ne connais pas ; mais puis-je faire autrement ? Ceux que nous connaissons ne peuvent me plaire.
Je n'ai pas envie de quitter Spa parce qu'il y a des hommes, des hommes très bien.
Maman me dit une chose qui n'a pas de sens, que Gericke est amoureux de moi. Pourquoi cette conduite alors ? Je lui en demanderai l'explication quand je serai mariée. Ce sera amusant.
Je me reprochais Boreel mais dans "Les pattes de mouche" j'ai entendu une phrase qui me rassure. Quand on fait du thé on verse d'abord quelques gouttes d'eau chaude que l'on jette après, pour ôter l'amertume et ce qu'il y a de désagréable, et après on verse la première tasse pour laquelle reste toute la saveur moins l'amertume. Je ne sais le bien dire, mais le sens est le même.
J'ai fait prolonger notre séjour dans mon cher Spa jusqu'à mardi. J'ai toutes les peines à me séparer de mon cher et second Bade.