Samedi, 1er août 1874
# Samedi, 1er août 1874
Je suis plus affreuse que jamais, j'ai honte de paraître avec cette figure.
À trois heures nous partons. Maman porte une toilette composée de velours noir, de mousseline blanche, de guipures et de soie mauve, un chapeau de fleurs assorties, Dina en noir, très gentille et moi en blanc et argent, chapeau noir. Je suis pâle et laide.
Les commissaires de la fête sont MM. Kean, Clark, Winslow, Body, Merjeewsky, Angillé et Paparigopoulos (qui vexé ne vint pas).
Malheureusement le ciel est gris et vers le milieu de la fête il pleut.
En fait d'invités, il y avait les ordinaires, les Américains et nous.
L'arrivée de la princesse fut annoncée par une trompette. Elle est belle et gracieuse, simple et gentille.
Elle a pris part au jeu de Aunt Sally et avec un brin de tricherie remporta le premier prix, Dina eut le deuxième, Mlle Leese le troisième et moi j'étais mauvaise quatrième.
Gambart est radieux et court. [Rayé : Après ce jeu] Pendant le jeu la pluie n'a pas cessé et malgré la pluie la princesse est restée dans le jardin. Le service était fait comme toujours par les deux bonnes anglaises en robe de toile.
Tout le monde était en tenue ordinaire.
[Rayé : Après] Entre Aunt Sally et les autres jeux on était entré aux salons, et Malézieux a chanté plusieurs chansonnettes l'une après l'autre. La princesse parut contente et elle-même le pria de chanter encore.
Partout le hasard nous plaçait à côté d'elle.
Après le chant les jeux recommencèrent, il pleuvait mais on restait au jardin jusqu'à la fin.
Mme Malézieux faisait les honneurs et eut celui d'être assise à côté de la princesse et de lui parler.
La course des gentlemen a été gagnée par M. Kean. Il y avait ensuite des rafraîchissements de toutes sortes, puis le départ.
Je dîne avec maman à l'hôtel d'Orange, pas à la table d'hôte.
En traversant la rue nous rencontrons Gericke qui salue, maman lui rend son salut, je fais semblant de ne pas voir.
J'habille maman et la coiffe, elle est en rouge. Je suis en rose, bottines et gants noirs, cheveux pendants attachés derrière par un peigne e tutto. Je suis très bien, blanche comme le blanc et rose, surtout au bal j'étais rose.
Il y a ici un Moldave, un M. Filipesco riche de cinq cent mille francs de rente, on me l'a montré, on le dit spirituel. Il est petit, brun, rasé et tout à fait insignifiant.
Nous sommes assises à côté des chaises préparées pour la princesse, il n'y avait pas d'autres places. Elle arrive vêtue en véritable princesse italienne du temps des Médicis.
Le bal est très animé. MM. de Jahal, Merjeewsky et Papa sont nos cavaliers, je ne compte pas deux autres paysans.
Gericke est dans son coin avec les Anglaises et me paraît intéressant.
J'admire M. de La Roussellière. Peu de temps avant notre départ maman va causer avec la marquise qui est selon son habitude à droite près de la porte. À côté d'elle est le comte Merjeewsky, à côté est Filipesco qui regarde et sourit [Rayé : à lui souvent] comme toujours prêt à placer un mot.
Le comte polonais m'annonce son départ.
— Quand ?
— Demain.
— Où ?
— Une excursion de deux jours.
— Comment le jour des courses ?
— Oui.
— Je pensais aller à cheval aux courses.
— J'en suis au désespoir, j'en suis chagriné.
— Pourquoi faites-vous ce qui vous désole ?
— On doit souvent.
— Pas quand on veut.
— Monter à cheval et parler du passé ?
— Oui si le passé était agréable.
— Comment puis-je savoir si le passé vous était agréable ?
— Je n'en sais rien, je vais vous raconter une anecdote —
— Eh bien.
— Un jour à Spa arrive une jeune fille avec sa famille, le même jour arrive un jeune homme aussi entouré de sa famille. Comme cette jeune fille a dès le premier moment attiré l'attention générale, ce jeune l'a remarquée et elle lui plut le premier moment qu'il l'a vue.
— Après.
— Après, ils ont fait connaissance, le jeune homme a vu que cette jeune fille était spirituelle et instruite et qu'elle... ceci je ne veux pas dire.
— Non, dites, je tiens à entendre toute l'anecdote.
— Ah, vous tenez, et bien qu'elle aimait à tourner et tournait la tête à tout le monde.
— Comment tourner la tête ? (je n'avais pas compris vraiment, je pensais à autre chose).
— Oui, tournait la tête... enfin.
— Ah ! oui, fis-je, j'avais enfin compris.
Ils ont fait connaissance plus amplement et se voyaient presque tous les jours, le jeune homme de plus en plus aimait la jeune fille. Il n'avait pas encore fini ses études, et n'avait pas le courage d'aller les finir, mais la jeune fille lui dit de partir, il partit et revint très content d'avoir fini ses études naturellement, mais revenu il a vu que les choses étaient changées. Il résolut d'oublier la jeune fille, il l'aimait et pour cela se montrait froid et réservé, parce qu'il l'aimait, c'est pour cela qu'il se montrait retenu et glacial (c'est vrai). Il résolut de l'oublier et l'évitait. Vous dire ce qu'il a passé d'heures de mélancolie, de tristesse ! de désespoir ! je ne sais, il faudrait un langage plus fleuri que le mien pour vous en donner une idée, enfin maintenant il pense faire un voyage pour oublier la jeune fille, je l'ai vu ce malheureux jeune homme, le plaignez-vous, Mademoiselle ?
Sa voix devenait de plus en plus émue et vers la fin il faisait des efforts pour l'empêcher de trembler.
— S'il est malheureux je le plains, je plains tous ceux qui sont véritablement malheureux.
— Vous le plaignez ?
— Oui, fis-je d'un ton de bonhomie, s'il est malheureux.
— Je l'ai vu ce jeune homme, continuait le vilain comte, il me disait qu'il part, que lui conseillez-vous de faire, partir ou rester ?...
En ce moment maman m'appela pour partir.
— Dites à ce jeune homme qu'il consulte son cœur, lui dis-je tranquillement en lui tendant la main. Bonsoir, et sans le regarder, je sortis.
Il était agité, ce laideron, et en parlant faisait des grands efforts, et moi j'étais assise à côté de lui, tranquille et indifférente, sans le regarder et écoutant d'un air naïf. Dans le corridor aux tableaux nous nous arrêtons, M. Body marche avec Dina qui lui parle, avec acharnement sans doute parce que Filipesco suivait. Maman s'assied, M. de Jahal arrive.
— Et nos manteaux, demandai-je. On ne les a pas apportés.
— Comment, oh Walitsky vous n'avez pas apporté nos manteaux, voyez-donc ce Monsieur qui ne nous a pas apporté nos manteaux !
Je parlais tout le temps ainsi, j'étais prise au sortir de la salle d'un paroxysme de gaieté, de bonne humeur.
Il est vrai que Filipesco marchait derrière et m'inspirait. Cinq cent mille francs, ce n'est pas assez pour un homme qu'on n'aime pas. Enfin il fut présenté.
— M. Filipesco, étudiant en droit.
Maman alors le présenta à Dina et à moi.
Maman lui a dit qu'il faut danser, alors Body a dit qu'il est très timide, alors, me tournant vers quelqu'un à droite, je dis à demi-voix et d'un ton protecteur : Ça passera.
— La jeunesse et la timidité sont des défauts qui passent — dit maman.
Aussitôt sur notre escalier je m'empresse de raconter l'histoire du comte sale, mot pour mot ; maman dit qu'il ne faut pas aller à Ostende puisqu'il y va, elle veut le ménager. Quelle bêtise, il faut que je lui fasse dire directement qu'il m'aime, je ne suis pas encore convaincue.
J'ai dit à haute voix tout ce que je pense et tout ce que j'écris sur ce sale garçon, il est si laid, pauvre homme !
[Dans la marge : Hamilton.]
J'ai dit même que, comme preuve, je lui demanderai de danser au casino, un samedi, le galop de Mercure dans Orphée. Maman s'indigne, dit que c'est méchant mais je n'y fais pas attention, elle le dit et pense comme moi. Dina m'applaudit timidement, quant à moi : Ah d'avance, quand j'y pense, quel effet cela me fait ! Mais il ne le fera pas, ce saligaud, on m'assure que si, je crois que non.
Pourquoi le souffrirais-je s'il ne fait rien ?
Une fois couchée j'ai pensé que je peux me marier avec Filipesco, mais à l'instant même j'ai dit que j'aurais été mécontente parce que je regretterais Blackprince.
J'ai dit Blackprince parce que ce que j'ai pensé est si stupide que j'ai honte d'écrire le véritable nom. Pourquoi en effet ai-je pensé tout de suite à Blackprince, ne suis-je pas folle ! J'y ai pensé parce que c'est un homme, [Rayé : noble] très noble et très riche et qu'il est de mon goût. Voilà pourquoi, parce qu'il y a certaines choses qu'on n'ose pas écrire, certaines choses qui se pensent mais écrites deviennent sourdes et drôles. Cent fois je me dis d'écrire comme je pense et j'hésite chaque fois, c'est que c'est ridicule de dire de but en blanc ; voilà le prince de Wittgenstein, qui est très riche et qui me plairait si je pouvais l'avoir, je voudrais l'épouser. Puis un autre jour je vois un autre et je me dis : — Voilà un monsieur tel et tel, il est noble etc. C'est tout à fait ridicule et c'est tout à fait vrai. C'est ainsi que je pense.
Je dois ainsi penser, je ne suis pas née pour vivre comme nous vivons, et je ne puis changer qu'en me mariant. Je cherche donc à me marier à un homme qui pourrait me donner ce que je désire et ce dont j'ai besoin. En échange je promets à cet homme de lui être en tout agréable et de lui faire croire que je l'aime, c'est comme si je l'aimais, de le rendre heureux en un mot autant que je le pourrai, c'est-à-dire mieux que personne. Si cet homme le mérite et sait se faire respecter et aimer par moi je lui resterai fidèle, sinon, je lui resterai fidèle tout de même à moins d'un cas imprévu, non, je n'aurai jamais le courage de tromper un homme qui m'aime et que je ne déteste pas, pour lequel j'aurai quelque sympathie et comme je n'épouserai jamais un homme que je détesterai ou pour lequel je n'aurai aucune sympathie, à moins que ce soit un roi ou à peu près, je ne tromperai jamais mon mari.
D'ailleurs si j'épouse un homme qui m'est indifférent, j'aurai de la sympathie pour lui parce que je le prendrai.
J'ai pensé ainsi depuis que je sais penser, mon premier homme fut Miloradovitch, maman a même trouvé un papier sur lequel j'ai écrit : Tant que j'aurai ce papier, j'aurai l'espoir d'épouser Gritsia, et puis plusieurs autres choses. Mais de cela, il y a quatre ans, mon deuxième fut le baron Finot mais c'était une erreur et mon troisième devint le duc de Hamilton, celui-ci était trop beau pour être vrai. Je l'ai aimé et il réunissait toutes les qualités que moi seule pouvais imaginer.
C'était trop beau aussi ce n'était pas vrai.
Cela ne pouvait pas être, c'eut été le bonheur parfait (selon moi) et le bonheur parfait n'existe pas. Je dis bonheur parfait parce que tous les désagréments qui arrêteraient une autre, je les accepterais avec bonheur.
En un mot je pense ainsi.
Maintenant que c'est devenu un fiasco je n'ose plus désirer personne, de peur d'être sans amour extraordinaire, humiliée. C'est pour cela que j'hésite d'écrire. Je pense comme auparavant, mais j'hésite d'écrire.
Mais avec quelques efforts je parviendrai à tout écrire. Je pense qu'après Hamilton, jusqu'à présent il n'y a que Wittgenstein.
Je ne l'aime pas mais il me plaît, qui sait, peut-être et sans doute même je l'aimerais si les choses s'arrangeaient. Je pense pour le futur, car à présent personne dans mon esprit ne peut être comparé à Notlimah. Je le crois si extraordinaire, si supérieur, si original, si selon moi parfait, admirable, que je ne trouve pas des mots assez grands pour le dépeindre.
C'est-à-dire qu'il est créé tellement selon moi que je n'aurais rien fait de mieux moi-même. Tellement il est en tous points mon idéal qu'il est plus que mon idéal, plus parfait qu'une perfection. Je penserai toujours ainsi, non seulement maintenant. Je me demande si, parce qu'il me plaît, je ne lui invente moi-même toutes ses perfections ?
J'ai dit que je pourrai aimer l'autre, sans doute, je penserai même souvent que je l'aime plus que Hamilton, mais Hamilton était, est et sera une divinité. Tant je l'aime et tellement je le place au-dessus de tous, que l'adoration que j'ai pour lui ne m'empêchera pas d'aimer les autres, l'amour le plus grand que j'aurai pour un autre est si peu de chose, dans son immensité même à côté, pas à côté, aux pieds du culte que j'ai pour cet homme, que ce sont deux choses différentes et l'une ne prévaut pas l'autre. De même que tout en aimant mon mari je serai coquette avec les autres et je pourrai en distinguer quelques uns, parce que encore, c'est autre chose tout à fait et l'un ne fait pas de tort à l'autre. De cette façon il n'y a pas moyen d'être jaloux de moi.
Mais si j'avais le duc de Hamilton, je n'aurais que lui, depuis le moindre regard, la plus innocente coquetterie, tout serait pour lui ; il serait mon [Rayé : adorateur] cavalier d'un bal, mon adorateur de quelques jours, mon amant, mon mari, [Rayé : mon père] ma mère tout, tout, tellement il serait tout pour moi que je n'aurais plus besoin de personne, non, je voudrais du monde pour faire voir mon bonheur ! Pour que, devant la présence et la misère humaine, je sente combien je suis heureuse et pour qu'il soit fier devant tous de moi.
Tant j'ai dit qu'il me semble que je mens.
[//]: # ( 2025-06-27T21:09:00 RSR: August 1 - Gambart's garden party in rain. Princess of Italy attends with trumpet fanfare. Plays Aunt Sally - Marie fourth, Dina second. Gericke pretends not to see her. Filipesco introduced - Moldavian with 500,000 francs income, law student, small, dark, insignificant. Polish count's LOVE CONFESSION through "anecdote" about young man who met girl at Spa, loved her, finished studies on her advice, returned to find things changed. Now cold/reserved because he loves her. Voice trembles. Marie advises "consult your heart." WITTGENSTEIN CONFESSION - thinks she could marry Filipesco but would regret "Blackprince" (code for Wittgenstein). Admits she wants to marry rich noble who can give her the life she desires. Lists past targets: Miloradovitch (age 11), Baron Finot, Duke of Hamilton ("too beautiful to be true"). Now only Wittgenstein after Hamilton. Hamilton/Notlimah is her deity, perfection itself. Would be everything - "cavalier, admirer, lover, husband, mother, all." )\