Bashkirtseff

Jeudi, 30 juillet 1874

Orig

# Jeudi, 30 juillet 1874

Je me suis affaiblie tant, que le moindre mouvement me fatigue, monter l'escalier est trop. J'ai des bourdonnements dans les oreilles et en un mot je suis dans un état bien misérable.

Je vais tâcher de me raccommoder, c'est insupportable un pareil état.

Il fait beau, ni soleil ni pluie, un temps comme on peut rêver seulement pour monter à cheval. Je cherche Paul, on ne le trouve pas et je ne monte pas à cheval. Nous ne sortons pas, dînons à la maison, vers huit heures vient le petit comte, j'entre au salon en chapeau disant que je vais choisir une voiture, il propose à Walitsky de m'accompagner.

Nous revenons tous trois en voiture prendre maman. Une jolie voiture, dans une nouvelle écurie, deux chevaux et des clochettes. Maman à côté de moi, Walitsky derrière, Dina et le comte devant. Ce petit laid était enchanté d'avoir sur ses épaules misérables les deux rênes.

Je n'aime pas l'allée du Morteau, il y arrive toujours quelque chose, une fois le cheval s'est débridé, une autre fois la selle a tourné, une troisième fois Bagatelle était écrasée.

— Et une quatrième fois, dit le petit, une quatrième fois ?

— Je ne me souviens pas, fis-je en rougissant.

— Vous ne vous souvenez pas ?

— Non.

Maman a compris et changea de conversation.

J'ai dit que l'on comprend toujours quand on veut, qu'il y a des personnes qui vous disent toutes sortes de choses et vous ne comprend que longtemps après quand vous n'avez rien à faire, tandis que d'autres, lorsqu'ils parlent, on comprend et entend tout parce qu'on le désire et s'y attend.

C'est vrai, je comprenais les moindres insinuations de Rémy tandis que le pauvre Stephan disait tant et je ne compris que plusieurs mois après à Nice.

Maman et tout le monde sont pour ce vilain comte, on le trouve joli garçon, ce n'est pas vrai ; il n'est pas mal, et pas davantage.

Nous entrons au casino et y restons trois quarts d'heure.

On m'a présenté le père Merjeewsky qui vient d'arriver et la sœur de Thérèse qui est je crois sa bonne amie ou à peu près.

Je lisais "Le Derby", j'ai rencontré trois fois le nom de Hamilton, j'étais rouge et mordais mes lèvres, le comte me parlait, je répondais à peine, regardant le journal.

— Et si on parlait de choses passées ?

— Ah ! ... oui si les choses ont été agréables on en reparle avec plaisir.

— Mais comment savoir si ce sera agréable pour vous ?

— Je ne sais pas.

— Justement je voulais vous parler d'une chose de laquelle je vous ai déjà parlé, je pense, quand faudra-t-il que j'en parle ?

— Quand vous voudrez.

— Ah !

— Il faut toujours parler, le plus tôt est le mieux.

— Eh bien je vous en parlerai la prochaine fois que nous irons à cheval.

— C'est bien.

— Ce sera amusant, mais à cause de cela j'hésite de monter à cheval.

Sa cour ne me fait pas plaisir. Il m'aime, c'est bien, je l'accepte comme adorateur, il peut être dans le nombre. Il est le premier. Il m'a donné un bouquet et je lui donnai en échange ma rose.

— Elle n'a pas de tige.

— C'est pour cela que je la donne, je ne pouvais plus la tenir.

J'ai trouvé ensuite que c'est trop de lui avoir donné une rose à moitié mangée et pour effacer partiellement cette bienveillance je donnai le bouquet à maman.

Je suis en robe grise, bottines jaunes. J'ai polké avec Winslow et valsé avec de Jahal, et nous rentrons. Je n'ai pas besoin de dire qu'on a regardé mes pieds.

Le baron de La Roussellière est magnifique, je l'admirerais s'il n'était pas marié.

En arrivant à la maison j'apprends que [Rayé : le comte ayant su ma prédilection pour les cheveux roux] j'étais la cause de la maladie du comte. Ce petit ayant su que j'aime les cheveux roux s'imagina de se faire teindre les cheveux, se lava la tête avec de l'eau chaude et se refroidit. Il pense qu'en ayant les cheveux roux il me plaira, le coiffeur d'ici lui promit de les teindre. Cela m'a fait rire. Enfin ! on commence à faire des folies pour moi. Ce n'est pas trop tôt, j'ai quinze ans !

Pour une autre ce serait trop tôt mais pour moi qui suis à mes yeux tout à fait extraordinaire, qui ne veut rien faire comme les autres, qui rêve une vie composée de triomphes, de bruits, d'exploits, qui malgré que je ne suis pas belle, veut avoir tout le monde, qui se met au-dessus de tout le monde, qui pousse son ambition jusqu'aux cieux, qui veut richesses, titres, célébrité, qui veut être tout ce qu'il y a de beau, de grand, d'illustre, de connu, d'extraordinaire, qui veut plus que je ne sais dire, c'est trop tard.

En ce moment je veux acquérir une chose, c'est l'expression de la toute-puissance. Cela ne s'acquiert que par la certitude plus ou moins grande de la puissance qu'on a et par le self-contentment. Si on n'est pas satisfait intérieurement, on ne peut avoir cette expression à moins d'une puissance surnaturelle sur soi-même.

Il faut donc que j'attende jusqu'à ce que mon amour-propre soit satisfait.