Samedi, 25 juillet 1874
# Samedi, 25 juillet 1874
À dix heures je monte à cheval avec la princesse Eristoff et le comte. Maman, Dina et Walitsky sont en voiture. En passant nous faisons une petite visite à Gambart.
J'ai un charmant petit cheval, la dernière fois je pensais que je monte mal, ce misérable cheval m'a abîmé ma jambe droite, j'ai mal encore aujourd'hui.
Je crois avec timidité que le comte est amoureux de moi, mais d'une manière sentimentale et sérieusement. C'est un grand malheur pour lui, je n'ai rien pour lui.
Hier j'étais cruelle, je flirtais avec tous excepté avec lui et à la fin lui tendant une fleur :
— Comte, voulez-vous que je vous décore, le monsieur pour lequel c'était préparé est parti.
— En ce cas je n'accepte pas, je n'aime pas être substitué, tout ou rien.
— Je suis fâchée, savez-vous ? Tout ou rien ? Eh bien vous n'aurez rien, et je me détournai, sérieuse.
J'ai dansé une contredanse avec lui, vis-à-vis avec Paparino, que j'ai nommé la danse de la conversation, quand on m'a demandé ce que je danse. Paul nous suivait uniquement et causait.
J'ai oublié de dire que ma pauvre Bagatelle est morte hier matin, et que, hier soir, sa mort me servit de sujet de conversation et de rire. Tous les messieurs savaient cela avant-hier et n'osaient me le dire. Je leur ai annoncé cela moi-même en riant.
— Oh ! M. Paparigopoulos, ne me dites pas cela, vous me ferez pleurer — et je me cachai sous mon immense éventail, en riant. Je n'ai pas une minute de libre pour la regretter, pauvre petite bête. Je crains que ce soir je ne me mette à la pleurer, n'ayant rien à faire.
— M. de Gericke pourquoi ne me l'avez-vous pas annoncé, vous ?
— Je ne voulais pas vous faire de la peine, je ne voulais pas que vous soyez chagrinée par moi. Ce fut une partie des peu de paroles qu'il dit restant près de moi. Je me plaignais de n'être pas entourée. Mais, hier, je l'étais si bien que toutes les demoiselles et les dames regardaient et avaient l'air de dire qu'est-ce que c'est que cette enfant qui attire tant d'hommes. C'est facile d'avoir de l'esprit et des manières quand on n'est pas seule.
Je me trouvais parfaitement heureuse, lorsqu'assise sur un des promontoires, devant moi se tenaient, Gericke, Papa., le comte, Winslow et Ladd. Je ne parle pas de Walitsky mais pour les autres, ça compte.
De tous les côtés on rencontre un sourire, un compliment. Les messieurs eux-mêmes se plaisent à être plusieurs et tout le groupe est satisfait. Cela ne peut pas durer longtemps, tous s'ennuyeraient.
Et j'ose me plaindre, souviens-toi, ma fille, que tu n'as que quinze ans, que ta coquetterie est innocente et ta conversation insuffisante.
En passant à cheval je vis Jurybarren choisissant des roses avec un jardinier. Voilà M. Jurybarren qui prend des roses pour les Américaines : sont-elles heureuses ?
À La Géronstère je pris mon thé.
Le comte souffre, par moments, exaspéré, il lance son cheval au galop et revient plus calme. — N'excitez pas votre bête monsieur — lui dis-je d'un ton indifférent, après chacune de ces courses.
Gericke en me mettant le pied dans l'étrier, (quand nous étions à La Géronstère etc. avec de Tanlay) fit ce que j'ai dit et le Polonais me le mit dans l'étrier comme s'il mettait une boîte sur une table.
Pour me le rendre encore plus détestable il est poète, il est mélancolique !
J'aime la poésie dans une personne agréable, d'ailleurs tout est bien dans une personne qu'on aime, et le contraire.
J'ai sauté un fossé pour la première fois. Quel plaisir ! Je suis contente de mon cheval, je suis très bien à cheval avec ma casquette. Eristoff rentre et je passe par le Morteau avec le comte, il me prie de passer un instant à gauche.
— Pourquoi ?
— Vous verrez.
— Je veux savoir pourquoi.
— Pour vous faire un plaisir.
— Je veux savoir lequel, peut-être ce plaisir ne sera pas un plaisir pour moi, eh bien allons.
C'était pour me donner des roses :
— Vous avez parlé de roses et d'Américaines, je croyais vous faire plaisir.
— En effet, mais je ne dirai jamais rien devant vous, j'avais l'air de demander.
— Je préviendrai vos désirs.
Je lui parle froidement, par charité.
Il était temps de penser à me donner des fleurs, j'ai plusieurs fois, dit ce que j'ai dit aujourd'hui.
En allant au Morteau je fus regardée par plusieurs personnes chez les Haristoff du balcon, en rentrant c'était la même chose. Je m'arrêtai parler à Gambart juste devant ce balcon. Mon cheval danse, tourne et se conduit comme un ange. Je saute moi-même de selle. M. de Jahal vient me parler, c'est un homme très amusant et agréable.
Quand j'ai dit que je voulais parler à Gambart, le Polonais dit : Ce pauvre homme attend son cheval et cela prendra du temps. La même chose que j'ai dite lorsqu'il proposa d'aller chercher des fleurs. Il est jaloux de Gericke, de Gambart.
Maman tente encore de prendre Gericke, mais elle a déclaré aujourd'hui qu'elle le laisse tranquille "puisqu'il nous a pris en haine". Ce n'est pas malheureux, il y a longtemps qu'il fallait le laisser tranquille.
Nous ne sortons pas. Le Grec entre lorsque je joue (le matin en m'aidant à monter à cheval, il me fit des yeux) et reste longtemps, joue, cause, chantonne.
C'est un gentil garçon, mais il n'y a personne pour l'amuser chez nous.
Aujourd'hui tout va bien.
Mlle Fraser, la gouvernante que Berthe me recommande dans sa lettre vient.
Je vais changer un chapeau chez Neurad, seule, le Grec me conduit là et, de là :
— Ne vous dérangez pas, je puis rentrer seule.
— Et si on vous enlève, on vous ravit.
— Ce n'est pas facile.
— Oh ! si, vous ravir, vous avez un caractère impressionnable et passionné.
Il est trop jeune.
Je baissai les yeux en lui disant adieu, comme Gericke. Il dit que Gericke ne boude pas, qu'il ne nous déteste pas, qu'on se trompe terriblement, qu'il sait pourquoi il est ainsi, mais ne peut le dire. Je rage de ne pouvoir vous le dire, Madame, j'ai donné ma parole d'honneur, il dit cela d'un ton de vérité, et on est tenté de le croire.
Nous dînons chez nous, Gambart vient faire une visite avec son fils et les Malézieux.
Tout à coup on reçoit une dépêche. Prince, jury Lautrec, de Pelerty arrive Spa une heure, nous avons cru que c'est une bêtise de Paul qui est allé reconduire des Américains à Dépinstère, mais c'est tout bonnement le diacre qui arrive. Envoyé comme courrier à Berlin, il passait à Dépinstère, y vit Paul et vient passer quelques heures ici. Walitsky le prend, lui fait faire des promenades, etc. etc.
Je lis au balcon, je vois Gericke et le comte se promenant sur la place. Ils ne me virent pas et je ne les vis pas non plus. Je ne comprends pas la conduite de Gericke, il y a quelque chose là-dessous.
Maman devient très malade et le bal est fichu.
J'ai gagné quinze kopecks de M. de Jahal, j'ai parié ce matin que je n'irai pas au bal.
Je n'ai peut-être pas dit que tous ces jours on plaisante sur Gericke.
Hier soir chez maman on parlait des beautés. Je disais que ce n'est pas tant la beauté qu'une certaine expression, expression que je ne puis définir et que je veux définir depuis si longtemps. Maman disait que toutes les personnes régnantes ont des figures à part. Non ce n'est pas cela, c'est parce qu'on les sait telles, c'est parce qu'elles ont une expression... de toute-puissance ! enfin j'ai trouvé le mot. Oui c'est l'expression de la toute-puissance qui leur donne une figure particulière. Oh ! maman, qui osera dire que les races n'existent pas ! —
— Eh bien Moussia, dit Walitsky, quelle race ? Eh bien par exemple au moins Hamilton, vraiment il est distingué.
Je rougis un peu, mais je n'ai pas souri parce qu'il ne le disait pas pour me taquiner. La figure de maman devint légèrement inquiète. — Sans doute distingué, je n'ai pas encore vu un homme aussi distingué. En voilà encore un qui a l'expression de la toute-puissance. La princesse Souvoroff a cette expression et Gioia. N'ai-je pas raison ? m'écriai-je transportée d'avoir trouvé ce que je cherchais. Maman m'approuva. En effet en fait de femmes je ne connais que Souvoroff et Gioia qui ont cette expression et, en fait d'hommes, le duc...
J'ai déjà dit qu'il y a ici un monsieur intéressant, un véritable, pas comme tous ces misérables.
Je le montrai à Dina, il passait à pied avec un autre aussi pas mal. Il est du genre de Wittgenstein.
J'ai dit à Dina : Vois ma chère, j'ai raison n'est-ce pas. Tu comprends bien que tous ces misérables ne me font rien. Je me suis choisie des idéals tellement au-dessus. Par exemple Hamilton, Wittgenstein, Galve (j'ai dit Galve, parce que j'avais peur de trop dire). N'est-ce pas qu'il est charmant ce monsieur ? C'est peut-être un faquin mais du moins il a l'air très bien. — En vérité ma chère, tu as un peu mon goût, je m'étonne et t'approuve puisque tu as mon goût.
La petite parle ! Je la fais parler.
Je voudrais bien savoir quel était ce bel homme, si c'est un grand seigneur et comme il se nomme.
Pas habillé, pas lavé
Et très souvent pas rasé
Au teint basané
Aux sourcils noirs
Pas de vieilles années
Descendant d'Achille
Admirateur du roi d'Éphèse
Papari poulos grec
Et bel esprit.
Le chanteur de Pierre le Grand
Monarque à demi sauvage
Aux quatre yeux
Albin Body
Pas d'autre rime que gody
De l'empire des harengs
Baron de l'État hollandais
Gericke audacieux de la mode
Une vraie merveille
Val.
De la province de Franche-Comté
Le beau comte de Tanlay
Est fier de sa situation
Observe les autres avec dédain
Secrétaire de Chakmagan
Il boit toute l'eau chez Pouhon
Veut surpasser le baron.*
[Dans la marge : Improvisation de Walitsky]