Jeudi, 23 juillet 1874
# Jeudi, 23 juillet 1874
Le réveil sonne quand je suis éveillée à sept heures et demie. Tout le monde est de mauvaise humeur. Il y avait des difficultés à cause des chevaux. La marquise est mal disposée aussi. Elle parle de Gambart avec aigreur, et dit qu'en ville on parle, mais "ces jeunes filles n'ont besoin de rien". Vieille sorcière !
Mon cheval est mauvais, ne sait pas trotter et nous allons misérablement. Je craignais que Papa ne s'ennuie avec nous. Il a parlé du baron, il est comme il faut, distingué mais il faut lui pardonner ses manières, il fait tout par innocence, sans arrière-pensée, disait-il. Je lui répondis à cela que c'est vrai, et que si on le regardait autrement que comme un enfant gâté on en userait autrement avec lui.
Le cheval me martyrise, je suis enchantée d'arriver. Je plains les gens du break, il n'y avait personne de bien, presque pas de messieurs et des dames poussière. Nous arrivons dans une auberge, il y a des difficultés à propos de toutes sortes de choses, la partie manque absolument d'union et surtout de chef. On revêt les costumes pour visiter la grotte, et chacun a une lumière en main. L'entrée produisit beaucoup d'effet, les personnes en larges vêtements blancs, capuchons, avec des lumières se suivant. Bientôt la lumière du jour disparaît et on avance sur des barres inégales et glissantes et au-dessus de la tête d'immenses rochers noirs et terribles. L'écho est très sec, chacun se met à hurler ce qui produit des rugissements de force extraordinaire.
[Haut de page déchiré et enlevé]
Un guide nous conduit. À chaque instant on semblait arriver à la fin, on pensait qu'il n'y a plus d'issues, mais le guide indiquait un trou par lequel on passait et se retrouvait encore dans une immense cave humide, majestueuse et terrible.
Mais arrivée devant une échelle toute la société hésita. En effet cette échelle placée presque verticalement descendant par une petite ouverture et étroite n'était pas engageante. J'insistais qu'on aille, après force débat, déclarai que j'irais seule si personne ne vient. Tous ces gens, levant les bras au ciel et agitant leurs bras, se mirent à crier à l'impossible, que ma mère ne me le permettrait pas, que c'est affreux, que c'est la mort, que personne n'ira. Puis me voyant tranquillement commencer à descendre pour chercher la mort et l'horreur, ils se mirent à supplier, à hurler, à mugir et gémir, à s'exaspérer et à désespérer me voyant arrêtée au milieu de ma descente, appuyée calmement sur l'échelle redoutable et riant de leurs terreurs. Je riais parce qu'ils ressemblaient au chœur des druides dans "La Norma", lorsqu'ils demandent la brûlation [sic]. Papari etc. dans ce costume, les yeux hors de leurs orbites, la bouche ouverte, le nez plus crochet que jamais, paraissait immense, tous les autres semblaient indignés tant il était grand. J'eus pitié, et surtout je ne voulais pas faire une histoire ; je remontai et retournai avec les druides, jurant en moi-même de ne jamais aller avec des hippopotames, vaut mieux en famille qu'en pareille compagnie. Chacun paye pour soi aujourd'hui. Un dîner de trois plats fut servi.
On manque d'entrain, on a l'air d'être là par devoir. La marquise se montre acariâtre et dit des choses presque désagréables à tout le monde. Après ce bon dîner on va s'ennuyer une heure et demie au bord de la rivière. J'ai emporté mes habits, car je dois retourner avec Gambart à pied. Je suis en jupe de laine claire plissée et en paletot d'homme en toile écrue, attaché par une ceinture de toile, chapeau Massa. Je suis rose car je me suis levée de bonne heure. Le semblant de conversation est contraint, détaché. Paul et Walitsky pêchent au loin. Je vais les rejoindre accompagnée du comte Gurini qui fait toutes les fois une conversation italienne avec moi. Le comte polonais suit partout Dina, la prend pour confidente de ses énigmes. Ils viennent vers nous. Dina prend des airs papillons et se mouille les pantalons et assez en traversant gracieusement le ruisseau. Je serais meilleure pour le comte s'il venait en solliciteur, mais il veut être intéressant, mystérieux, fait des mots que [je] n'entends pas ou je fais semblant de ne pas entendre. Je sais qu'il n'y a de plus blessant qu'un mot perdu. Maman et tous me disent qu'ils m'aiment. Je ne puis croire à cela parce qu'il me semble que je ne suis pas assez bien pour qu'on m'aime. Je le nie, parce que si le comte change
[coin droit de page arraché : d'idée, je serai humi... Il pleut, il pleut beau... prépare à revenir. Au... Je montais en voiture, Gambart arrive et pleine de joie je reste avec lui. On m'a raconté le soir que... Polonais était furieux et ne le cachait pas tout le long de la route.]
Malheureusement Gambart traîne après lui sa suite, Kirsh, la Godefroy, les Malézieux et le chanteur Bouhy. Ils n'arrivaient pas, j'espérais qu'ils ne viendraient plus, effrayés par la pluie, mais ils vinrent, au moment où nous allions partir.
Kirsh et l'autre homme ne vont pas dans la grotte. Je racontai à Gambart la scène de désolation. "Cette fois nous irons jusqu'au bout, c'est là [très] intéressant, nous irons plus loin [en] votre société", dit-il.
Je marche derrière lui et un peu plus loin suivent Body, la Malézieux, Godefroy. Paul Malézieux s'effraya, retourna à l'entrée même.
Nous descendons la terrible échelle, ce n'est que là que commencent [Coin gauche de page arraché : ...nt les meilleurs... ? Ce sont les... s. des locomotives] parce qu'ils prennent de l'eau sale et la rendent par fumée, les merveilles, les passages impossibles où l'on grimpe à quatre pattes serré des deux côtés. Les descentes où d'un côté on a un mur de rocher, de l'autre la rivière, étroites, rapides, noires et glissantes. Mais je vois aussi des cavernes d'une hauteur immense où des stalactites forment des figures bizarres, tantôt la Vierge et l'Enfant, un vieillard à longue barbe, tantôt une Madeleine repentante, tout un orgue d'église, tantôt un palmier, un immense champ de fleurs, des feuilles extraordinaires, du linge suspendu, des rideaux de lit. Les feuilles et les rideaux sont diaphanes et je m'arrêtai pour voir la lumière du guide éclairer ces merveilles. Des escaliers, des roches qui semblent toucher les plafonds tapissés de pointes comme l'eau gelée en hiver au bord des toits et brillant comme des diamants.
Tantôt on était au sommet d'une montagne et tantôt au fond d'un précipice que je regardais du haut de cette montagne.
Les gens qui étaient derrière nous poussaient des Oh ! et des Ah ! sans fin.
Je marche ainsi jusqu'au bout, admirant, m'étonnant et glissant.
Un instant je sentis que je glissais, que j'allais tomber, se retenir, il n'y avait pas à quoi, crier serait bête, alors avec le plus grand sang-froid du monde, je me suis laissée asseoir, par cela j'ai prévenu ma chute dans l'eau. Une autre fois mon parapluie a manqué de rouler dans la rivière.
La grotte se termine par un lac peu large mais profond, on a jeté des pierres dedans. Et encore se termine-t-elle ? En prenant une barque on pourrait continuer, mais nous n'en avions pas. On retourne et on n'en n'a pas l'air. Je fus très étonnée de me retrouver encore au-dessus de la fameuse échelle, sans l'avoir remontée. C'est que nous sommes descendus, et puis nous sommes remontés par un autre chemin sans nous en apercevoir.
Je ne puis malheureusement bien décrire cette grotte, cela me ferait tant plaisir, plus tard de trouver une juste description de ce que j'ai vu. Je sais que j'ai beaucoup admiré mais je suis sûre qu'il y a des grottes beaucoup plus merveilleuses aux environs même sans parler d'autres pays, où il y a des merveilles auprès desquelles la grotte d'ici ne paraîtrait que comme un rien.
D'ailleurs, c'est humilier les œuvres souveraines que de leur imposer notre approbation.
Je marche avec Gambart et Body malgré une petite pluie. Je suis mouillée et crottée. Après avoir monté et descendu une montagne que je regardais avant, seulement avant, nous avons retrouvé les voitures. Gambart conduit, devant est Body ; derrière le chanteur.
Le retour était admirable. Dans un village Gambart a tiré d'un lit une couverture blanche et du plancher un tapis. On donna le tapis aux autres et on enveloppa de la couverture moi et Gambart, on l'attacha avec des épingles. Mon petit en-tout-cas ne protégeait pas mon chapeau qui sous la pluie commençait à prendre toutes sortes de formes.
Je riais et admirais l'intrépidité du vieux Gambart. Il riait aussi et nous comparait à "Paul et Virginie".
Je rentre dans un état affreux, mouillée et crottée, à peine me suis-je déshabillée au salon qu'on frappe, c'est le Grec. Je me sauve, mais reviens vêtue d'une robe à maman. Mais au lieu de me coucher, de me reposer, je change de linge, je mets les bottines à barrettes de satin, la robe grise, le chapeau noir, et vais à la Redoute avec maman et Dina.
J'ai raconté et les autres ont raconté les merveilles que je fis et je me regardais avec étonnement. J'ai dansé.
Le baron ne s'approche pas, n'invite pas à danser ; je suis vexée, comme pour tout autre ce serait.
En effet, ma mère, Dina et moi n'avons rien. Ma mère est une femme d'esprit et d'expérience, très belle encore, mais dans la conversation mondaine elle est un zéro. Ne comprend rien de ce que les hommes lui disent, n'entend pas très souvent. Dina est bête, [Au-dessus : n'est pas bête du tout] et moi, je suis trop jeune. En effet voilà trois personnes qui ne pensent rien.
Je sais admirablement la théorie, mieux que personne, surtout je sais raconter comment on doit être, et ce qu'on doit faire, mais je ne sais si je saurais pratiquer mes beaux principes.
Maman reste avec le Grec, pauvre Grec, il parle en vain, c'est un rocher que ma mère, elle ne comprend rien.
Je reste sur le balcon où Dina vient me rejoindre. Elle commence par dire :
— Comme je suis contente qu'on pense que je suis amoureuse de Gericke...
— Halte-là, ma chère, vous voulez détourner les soupçons en propageant le bruit vous-même, qu'on dit que vous êtes amoureuse de ce monsieur. Je connais cela, je connais tout, pas de bêtise avec moi. Savez-vous ?
However j'ai parlé de Gericke avec elle parce que ça lui fait plaisir. Ce garçon lui plaît, elle est rêveuse, cache la face dans ses mains, prend des airs penchés. Tous les symptômes de l'amour, elle les a. Je crois que c'est pour la première fois.
Gericke depuis une semaine est beaucoup changé et, depuis le départ de Basilévitch ou la réprimande de maman, il nous fuit. Walitsky dit qu'il est devenu comme un toqué il court, baisse les yeux.
Avant il ne regardait presque jamais dans les yeux et maintenant c'est pire encore. Il s'approcha une fois ce soir ou plutôt on l'appela, puis il restait avec des dames de sa table d'hôte. Maman croit l'avoir offensé, mais véritablement cela était nécessaire.
Je suis bien fâchée d'ailleurs que nous l'ayons perdu.
J'ai reçu une réponse charmante de Berthe.
H[is] G[race] t[he] D[uke] o[f] H[amilton]