Bashkirtseff

Mardi, 21 juillet 1874

Orig

# Mardi, 21 juillet 1874

Maman voulait aller à La Géronstère dîner, mais il pleut. Basilévitch est chez nous lorsqu'arrivent les bottines de Paris. Gericke et le Grec entrent. Je gagne mon pari, je le gagne trop, car ces bottines me font un pied de bébé. Gericke reconnaît comme tous que j'ai raison. Je mets une robe longue et marche comme la Robenson, et vois moi-même que j'ai raison. Le comte est là il est chez nous depuis deux heures, il joua au piano, Walitsky aussi, moi aussi, avant l'arrivée de tout ce monde. Ces souliers me serviront à Nice, ils sont adorables.

[Dans la marge : Le Grec me mit les gants et Gericke les bracelets, le comte s'en alla jaloux.]

On ne va qu'à l'allée au lieu de La Géronstère, mais la pluie nous surprend. Je suis entrée au théâtre avec Basilévitch, Paul et le Grec pour choisir une loge, le Grec prend une loge à la Basilévitch. Au café nous voyons Gambart. Jeudi nous allons avec lui à pied à la grotte de Romanchy, j'ai commandé un habit pour cette promenade.

Pour le théâtre nous nous faisons belles, maman est belle et magnifique avec sa robe rouge. Je suis très bien coiffée, ma coiffure, mais très bien ; robe rose. Pas de gants. Nous occupons trois loges ; l'une à côté de l'autre, dans la première, moi, Basilévitch, le Grec, dans la deuxième maman, Dina, la moitié du temps la mère du comte, Gericke, le comte, Paul et Walitsky voyagent, dans la troisième la marquise. Vis-à-vis la loge des Merjeewsky, à côté de la marquise les Witoslowsky, à l'orchestre Gericke, Paul, le duc espagnol et Haristoff.

On donne, "Risette et la Coquette" qu'on aime tant ici. J'ai peu entendu, écoutant le Grec et Basilévitch, il disait les choses les plus tendres et les plus brûlantes. Quant aux yeux et à sa mine je n'dis qu'ça ! Le duc s'approcha d'elle, il la regarde comme une femme de rien, et lui fait des yeux comme on en fait à une ... Pendant qu'elle parlait avec lui, le Grec me dit :

— Mademoiselle, ce qui se passe ici est curieux, mais très curieux, c'est une comédie !

— Savez-vous ce que ce Monsieur vient de dire à Madame ?

— Eh bien, quoi ?

— Tout d'un coup, la voyant pour la deuxième fois il lui a dit, je vous aime !

— [Rayé : Qu'est ce qu'il] Vraiment il a dit cela ?

— Mais oui, à l'instant.

— Eh bien qu'est-ce qu'il y a de mauvais, c'est très naturel, vous l'avez bien dit, pourquoi ne le dirait-il pas lui ?

— Mais, moi j'ai vu plus souvent, je connais madame. Je n'ai pas dit d'ailleurs.

— J'ai entendu.

— Je parlais plus bas, sachant que vous entendiez, que vous entendiez si bien.

— Non je n'ai rien entendu, la pièce est très intéressante, je vous assure.

— Vous avez entendu. Mais que pensez-vous de ce monsieur ?

— À moi, Monsieur, on n'oserait pas dire une pareille chose.

— Pourquoi donc à vous ?

— Parce que... Je ne veux pas dire autant que je puis dire.

Maman a lancé cette femme ici et elle accapare tout. Hier encore Body a dit en des termes vulgaires ce que je dis souvent à maman, il a dit que les demoiselles doivent former une fédération pour dégommer cette femme. (Il rage contre elle), qu'elle accapare les cavaliers etc. etc. Pauvre Gericke, comme il est patient. Il attend, demain il part soi-disant chez sa tante à Maastricht, mais véritablement il part avec Basilévitch. C'est son tour. Le Grec ira aussi à Ostende. Je regardais maman qui était si belle ! Et cette autre qui ne l'était pas du tout.

Gericke me plaît mais ses manières l'anéantissent, Gambart n'est pas venu chez nous. Dina a rougi quand il entra au théâtre. Maman m'a dit en secret, qu'aujourd'hui il a tant dit qu'il s'effraya lui-même d'avoir été si loin.

Je défends Gericke et maman me sourit comme pour dire qu'il me plaît, mais comme je ne nie pas qu'il me plaise et dis qu'il est celui qui me plaît le mieux ici, on ne me taquine pas. Je ne dis que la vérité.

J'ai mangé une rose à moitié et puis la donnai au comte. Je l'ai regretté après, en la voyant à sa boutonnière. Gericke, je ne dirai pas qu'il en fut jaloux, non je ne suis rien pour lui, mais il a senti qu'on a donné une rose à un autre que lui.

Basilévitch [Rayé : cette] m'a présenté le duc espagnol. Cette chaste colombe ne pouvait rentrer seule avec le Grec, elle nous pria de la reconduire ce que nous avons fait. Après lui avoir dit adieu, nous nous en allâmes vite. Le Grec nous rejoignit en courant. Alors maman dit à Dina déjà sur le balcon :

— Tu vois, Dina, comme nous sommes aimables, nous avons, nous des dames, reconduit une dame et un monsieur, et hier on nous a laissées partir toutes seules, trois dames seules. Le Grec ne dit mot.

On reste chez maman et parlons des événements de la journée.