Dimanche, 12 juillet 1874
# Dimanche, 12 juillet 1874
J'ai rêvé qu'on voulait m'enfermer dans un château, je courais, je sautais des barrières, je descendais des escaliers, par des ruses deux femmes me renfermaient encore, j'arrivais à une barrière, je mordais le mollet à une des femmes, je ne pouvais ni crier, ni sauter la barrière pour m'échapper, alors j'appelais à grands cris le maître du château: Prince, prince, par pitié, prince, prince ! [Rayé: Je le tr.] le maître est Blackprince, je le trouve couché sur un lit, je le supplie, il répond à peine, je l'appelle encore, on dit qu'il est parti; je descends aux écuries, il est là et s'en va, je cours, il disparaît, ne semble même pas entendre mes prières, je cours, on veut me rattraper, je crie, la respiration me manque, je menace, je veux sauter et je n'ai pas la force, une de ces femmes va m'atteindre, je frissonne et me réveille.
Je déjeune à deux heures et nous allons avec la marquise à l'exposition des roses (robe rose, chapeau Massa, que [Rayé : tout le monde] de Tanlay, de Gericke et Koukourikan admirent bien) qui est dans l'ancienne maison de jeu. Au jardin joue la musique, nous y trouvons Basilévitch, Eristoff, de Tanlay et de Gericke.
De là dans le parc; de Tanlay et Basilévitch se perdent. Le Polonais vient dix fois par jour chez nous. Je ne lui dis que des choses désagréables et ne lui montre que du dédain.
Nous voulions dîner à Orange, où dînent Basilévitch, son époux, de Tanlay et le baron. Mais le train de plaisir un peu, et les gens de Liège et de Verviers ont tout envahi.
Aujourd'hui il y a fête de nuit dans l'allée et une espèce de concours d'orphéons et de musique. Nous dînons à Flandre.
Le soir dans l'allée, dans le café, Paul, et le baron qui se lève et vient avec nous nous fait avoir des chaises, dans cette foule énorme, et reste toute la soirée avec nous.
Basilévitch et Tanlay sont à trois rangs de chaises.
Au commencement on a ri, Gericke me disait Douchenka et sotte et je lui disai imbécile, Douchenka et vous êtes un fou en hollandais. Il me semble maintenant que Douchenka est mon nom. Mais bientôt maman cause avec lui, on parle amour, Basilévitch etc. je regardais l'orchestre et le kiosque tout illuminé avec une attention scrupuleuse, quant au chant, je suivais les moindres notes, Dina ma digne élève en faisait autant avec exagération. Nous ne perdions un mot de la conversation du baron avec maman. J'entendis tout, comment il racontait que Basilévitch se laissait embrasser autant qu'on voulait, puis il prie qu'on ne le dise à personne, que c'est très facile avec chaque femme, on la presse fort, la prend par la taille, l'embrasse et voilà, c'est fait en un clin d'œil. Comment il demandait à maman si jamais elle n'a éprouvé cela, comment sur une réponse négative, il rit, et ne le voulut point croire de la part d'une dame russe. Comment il dit qu'il ferait cela pour maman si elle était seule, (c'est affreux, mais ce fut dit si bien, si noblement que les plus scrupuleux ne pourraient pas s'offenser) que c'est très facile, alors je désirai un instant être maman et seule. Non, puisqu'il le fait comme s'il avalait un bonbon, ce qu'il dit lui-même. Comment maman lui dit qu'il voyait en nous des femmes tout à fait différentes, que jamais ni moi ni Dina n'ont ni écrit, ni rien. Je confirmai cela, en avouant que la seule bêtise que j'aie faite dans ma vie était d'avoir donné une mèche de cheveux à Rémy. C'est la première fois que je le dis devant tous.
Alors la musique ne m'intéresse que par moments. Gericke dit qu'il va faire la cour à Miss Row pour rendre jalouse Basilévitch puisque, dit-il sans aucune raison, elle n'aime pas qu'il ne l'aime pas et, ayant un autre, veut qu'il lui reste. Alors maman dit qu'il ne fallait pas jouer avec le cœur d'une jeune fille, alors il dit que les Américaines n'avaient pas de cœur, et que d'ailleurs pour une cour les jeunes filles ne s'enflamment pas ainsi. Je vais le demander à ces demoiselles, dit-il, est-ce que des cœurs jeunes commes les vôtres sont capables de s'enflammer pour un laid comme moi ? (je ne me souviens pas exactement, le sens seulement). Alors nous l'assurâmes que c'était absolument impossible. Puis on parla de tout. Je pensais bien le contraire et j'avais peur que ce fou ne devienne ma toquade pour quelque temps. Je pensais au duc, et il m'apparaissait si grand et si adoré que je ne fus pas embarrassée un seul instant. Je pensais que Gericke peut devenir, comme je le disais, un caprice pour un mois, mais que pas une seconde, pas même à ce moment, l'autre ne changerait de place. Une ligne de chemin de fer fait bien des détours et cependant en totalité elle est considérée et marquée droite.
C'est comme moi, le duc est ma ligne droite, mais en chemin je puis bien dévier, monter et descendre. On n'a pas fait pour rien la remarque sur l'écartement de mes dents de devant.
Au Casino pas une âme, nous faisons venir un tapeur, et improvisons, à onze heures passées, des danses.
Il y avait moi, maman, Dina, Basilévitch, de Tanlay, de Gericke, Paparigolo, Van Halsen, Clark, Winslow et Merjeewsky, Paul et Walitsky voilà nous. Excepté nous, sont venus deux Espagnoles qui me regardent et une dizaine de gens de dimanche arrivés à Spa, des bourgeois.
Lorsque ceux-ci ont commencé à danser, c'était amusant, ils m'ont rappelé les bals champêtres du Var et de Conte, à Nice. De Tanlay proposa de les imiter, je consentis et en un instant nous avons tous dansé ainsi, c'était à mourir de rire. Ces braves gens ne se doutaient de rien.
Gericke fait semblant de faire la cour à Dina, la regarde, admire son pied qui est très ordinaire.
Winslow danse [Rayé: tant] beaucoup avec moi, et reste auprès de moi, Clark se moque de lui.
Encore au café, comme hier, de Tanlay paye. Il est sympathique. Je reculai mon Massa, en arrière, et suis très bien ainsi, la figure encadrée pittoresquement de cette paille. Je dis plusieurs impertinences au comte :
- Vous savez, comte, vous disparaissez pour vous rendre intéressant, eh bien, au lieu de cela, on vous oubliera tout à fait. De Tanlay me regardait et pensait que voilà deux amoureux qui se boudent. Je soutins cette pensée. Le Polonais s'avisait à m'ennuyer à cause du cheval que je lui commandais pour demain. Il a récité une poésie, faite par lui, à Basilévitch
Mais à la porte, je lui dis:
- Comte, toute plaisanterie a une fin, écoutez-moi sérieusement, je veux ce cheval demain à six heures.
- Eh bien, sérieusement, toute plaisanterie est finie.
- Autrement je me fâche et quand je me fâche c'est pour longtemps.
- C'est pour longtemps, répéta-t-il bêtement.
Pendant ces discours ma main était sur sa main qui lui servait de plateau, je ne la lui serrai point, mais je retirai tout doucement ma main et partis.
Je n'aime pas à le supporter, le chasse presque et suis obligée après d'être un instant bonne pour pouvoir encore ne pas le souffrir.
A la maison Paul raconte que tout le monde qu'il connaît ne fait que lui parler de ma taille et de mes pieds. Que la Robenson a dit, que c'est un péché de ne pas les montrer, que je dois me faire un costume de chasse. Ladd est amoureux de moi, dit Paul.
Le petit marquis del Puente a aussi parlé de mes pieds et de ma taille. Tout le monde enfin.
Il n'y a rien d'étonnant, (que Dieu me pardonne mon orgueil, je le pense, vaut autant [mieux] l'écrire), ils ont raison, j'ai une belle taille, j'ai des petits pieds merveilleux, comme on dit.
Avant d'avoir écrit mon journal j'écris cet acrostiche que je vais copier ici:
C Canaille et diable,
H Hardi, aimable;
A Adroit, affable.
R Rieur à table.
L Léger, partout fêté,
E Est un enfant gâté
S Soumis à la beauté.
Maman aujourd'hui à dîner a composé ceci:
*Notre baron est beau
Dangereux pour les cœurs
Il est tendre, bon,
Mais il ne fait nul cas de l'amour féminin*.