Bashkirtseff

Samedi, 23 mai 1874

Orig

# Samedi, 23 mai 1874

Dieu a entendu ma prière, la diablesse est devenue plus aimable.

Nous rôdions, hélas ! autour du Louvre; le paradis de Dina et un homme me regarda et se mit à sourire, je fis une figure "dédaigneuse" et je dis:

- L'imbécile.

- Peut-être qu'il est russe dit maman.

- Si c'est vraiment un Russe, c'est un fieffé imbécile !

Oh mon Dieu que je serais heureuse si on me disait que cet impertinent est russe ! Je suis furieuse !! C'est ma robe qui est cause qu'on me regarde ainsi, car plusieurs m'ont regardée. Je leur aurais arraché les yeux. Triples impertinents !

J'étais avec maman chez Mme Angel, elle part demain et nous prenons un appartement dans cet hôtel, elle part avec Bidiger, et nous prenons l'appartement de cette vieille.

Aujourd'hui je suis profondément honteuse de toutes mes sottes paroles dites sur et pour le duc de Hamilton. J'ai peur de lui, j'ai honte, je ne sais moi-même de quoi, mais c'est un drôle de sentiment.

Je cherchais encore mon fond et je ne l'ai point trouvé; c'est de la folie, ce qui se rapproche le plus de mon fond , c'est le duc de Hamilton, et j'ai peur de lui, j'ai honte de penser à lui et de me souvenir combien de bêtises j'ai écrites à cause de ce beau jouvenceau. Je suis honteuse d'avoir si souvent dit aimer et amour, ces mots qui ne doivent s'échapper que rarement et que j'ai usés comme une paire de pantoufles. Que dirai-je donc si je... dis la même chose, puisque cette fois j'...... pour de bon, c'est humiliant, mais c'est vrai.

Mais là, je suis fâchée, bien fâchée de cela. Et que je voudrais recommencer pour dire une fois, sans exagération ce qu'il fallait dire, et me taire. Mais j'ai écrit si sottement, je me souviens que j'ai dit un jour: "Je commence à l'aimer." C'est que je m'imaginais alors qu'il doit absolument m'épouser et qu'il faut tâcher de l'aimer, pauvre bête ! il me plaisait déjà autant qu'on peut plaire à une enfant. Si j'avais dix-huit ans ! Mais à treize, quatorze ans, mes transports étaient ridicules. Que ★j'en ai honte*

Cet homme me plaisait beaucoup comme personne. Il fallait mettre un peu de modestie dans mes écrits, ce serait plus convenable et de meilleur goût. Vaut mieux tard que jamais, heureusement dorénavant j'écris et je sens plus simplement. D'ailleurs c'était pardonnable, j'étais bébé. Cela ne veut pas dire que je sois grande maintenant, j'aurai sans doute beaucoup de bêtises à excuser et des folies à lamenter.

Je désire que le présent acte soit la seule et la véritable confession de mon âme.

Le premier qui m'ait plu, c'est Boreel, mais bientôt je m'aperçus qu'il est commun et vilain, lorsqu'on m'a dit qu'il était Finot, je me suis dit, il me plaît, il est riche, il a un titre, je vais donc l'épouser (cet instant même son image a traversé mon esprit. Au diable la modération, le sérieux ! Ah ! Hamilton ?) quoi de plus simple en vérité ! Mon petit esprit le comprenait ainsi. S'il me plaît, il faut l'épouser.

[Annotation: 1880. Tout ce qui sera traversé d'un trait de plume doit être supprimé par l'éditeur.]

Puis j'apprends que cet idéal n'est pas Finot, il était absent, et un soir que je priais Dieu et lui demandais ce que je devais demander.. Le duc de Hamilton ! me dit quelque chose. Ah celui-ci est au moins ce qu'il est. Et de ce soir je priais Dieu de faire que je l'aime et qu'il m'aime, puisque je le désirais beaucoup pour son titre et sa fortune. Si je l'épouse il faut l'aimer c'est clair. Mes prières se faisaient ainsi tous les soirs; une nuit je fais ce rêve que j'ai raconté, où je l'ai vu en trois quarts, le lendemain je le vis tout à fait comme cela, en réalité à la promenade des Anglais.

Dès lors je me fis un devoir de l'aimer, c'était inutile, car il y avait le coup de foudre, (je m'imagine que j'exprime lentement, parce que j'écris lentement, bête !) un coup de foudre qui au commencement ne se fit presque pas sentir, c'est-à-dire que je ne le savais pas sentir, c'était la première fois que j'ai entendu son nom. Je n'y pensais jamais, mais j'aimais à dire des bêtises de lui. Puis vint Boreel, mais même pendant Boreel, qui dura huit mois, je regardais l'autre comme un être intéressant et particulier, étrange et attrayant, (je dis qu'il me semblait comme ça, mais je ne dis pas qu'il était comme ça). Puis le coup de foudre, bien lent en vérité, se fit sentir véritablement le soir de la prière et depuis alla crescendo.

Aujourd'hui, comme alors il ne me semble pas comme les autres hommes, mais je le considère comme une divinité dont je rougis, que je crains et que... que j'aime...