Dimanche, 24 mai 1874
# Dimanche, 24 mai 1874
A ce dernier mot je fus interrompue par maman, il est trois heures du matin, elle commence les lamentations et moi, effrayée, je laisse tout, je mets ce précieux cahier sous mon oreiller et je m'endors, mais il faut poursuivre.
Voilà tout. Depuis que le duc de Hamilton est marié j'ai changé de caractère, je n'en suis pas sûre. Mais ce qui est sûr c'est que je suis comme le lait dans lequel est tombée une goutte d'encre, j'ai déjà dit cela il y a longtemps.
Après ce mariage ★j'ai été décontenancée et je porte la queue basse. Je suis misérable, pour dire mon mot favori. C'est pour cela que ★j'ai honte
Toutes les fois que je pense ou que j'écris du duc de Hamilton, j'éprouve la même chose que j'éprouverais si je parlais à quelqu'un d'un bal sur lequel je comptais et où l'on ne m'a pas invitée. Il n'y a rien de plus à dire, j'explique trop mais finissons cette complainte, car mes bêtes m'attendent là-bas etc.
Ma nouvelle robe me va très bien, drap gris clair, revers aux manches, col, boutons, poches, rubans noirs. Mme Caroline fait comme personne. Je crains seulement que cette robe ne ressemble à Gioia que j'admire mais à laquelle je ne veux pas ressembler pour le moment. Avec ce costume je porte un petit chapeau de feutre noir, forme anglaise, pas tout à fait bien mais supportable et ne ressemblant à personne.
A l'église, plusieurs personnes de Nice qui font tache. La petite Skariatine et sa mère, tout à fait comme à Nice, je n'dis qu'ça. Après la messe, chez le diacre. Hier soir nous étions chez lui.
A deux heures nous allons à Versailles, nous n'y passâmes que deux heures, je n'eus pas le temps de beaucoup voir. Il faut que j'aille une autre fois, pour bien tout examiner, moi qui aime tant et qui ai lu assez sur toutes les femmes et les hommes dont on voit les portraits. J'ai trouvé Louis XIV laid.
J'ai assez vu de Versailles pour désirer d'y habiter, de l'avoir !
Je suis la plus folle des folles, je voudrais avoir Versailles ou quelque chose dans le genre de Versailles. Mon esprit est transporté à cette époque où l'on vivait si bien. Que le monde a dégénéré !
Les magnificences d'aujourd'hui sont les simplicités d'alors.
Je regarde tout enthousiasmée ces femmes célèbres.
Je marche dans les allées où marchaient tous ces personnages qu'on ne connaît que comme une légende. J'ai peine à me figurer qu'ils ont vécu, aimé, j'ai peine à croire, à m'imaginer ces jardins et ces portiques et ces salles peuplées de ces figures belles, gracieuses, resplendissantes, de ces hommes illustres en voyant aujourd'hui dimanche le sale peuple inonder les jardins et le palais, ces restes d'un passé incroyable et impossible dans l'avenir.
Je voudrais savoir bien m'exprimer. La prochaine fois que j'irai je serai peut-être plus disposée d'écrire.
C'est dangereux que j'y aille, si la première fois j'ai désiré avoir un Versailles, la deuxième je désirerai peut-être un Louis XIV.