Bashkirtseff

Mardi, 7 avril 1874

Orig

# Mardi, 7 avril 1874

Ma robe verte est gâtée comme la grise. Voilà la dixième leçon que je reçois de ne rien me faire ici. J'écrirais à Laferrière, Worth nous a joué un vilain tour et je ne vais plus chez lui.

Je me trouve tellement jolie ce soir que je quitte avec peine la glace. Blanche, [Rayé: Il y a si longtemps que je] rose, les cheveux dorés, les yeux brillants, les lèvres rouges, les sourcils foncés et les oreilles roses.

Regardez ce petit nez rose,

Petites mains et pieds mignons

Et toutes ces petites choses Qui font de grandes passions.

Est-ce que je parais aux autres comme à moi ? Je ne suis pas toujours jolie, au contraire, rarement. Souvent même je suis laide.

Généralement je suis jolie le soir, rafraîchie par l'air nocturne, (ma fenêtre est ouverte jusqu'à ce que je me couche) en chemise, je suis très bien, c'est dommage que personne ne peut me voir.

Nous étions vis-à-vis le cercle de la Méditerranée quand Dina me dit: Voilà le cheval d'hier avec son cavalier, seulement il va si vite qu'on ne le voit pas. En effet lorsque nous fûmes devant sa demeure chaste et pure, nous ne trouvâmes que la porte ouverte et un des gros chiens à la porte. Je vais avoir des grands chiens, j'adore les grands chiens, j'aime tout ce qui est grand, je n'aime pas les petitesses.

Je n'ai jamais bien vu le prince de Wittgenstein, toujours en passant et encore je n'ose pas regarder quand il n'est pas seul, et même quand il est seul je n'ose pas parce qu'il me connaît et qu'il a l'air si timide, yeux baissés. En ce moment c'est lui qui m'amuse, je m'ennuie tant. Fedus est vraiment trop comique, ridicule parfois. Wittgenstein ne me plaît pas mais il est passable. Je m'ennuie quand je n'ai à qui penser, qui regarder. Hamilton est loin et j'y pense par éclats, par étincelles, plutôt comme à une divinité que comme à un homme tant il est out of reach maintenant et impossible pour moi.

Cet autre est ici et je remarque son existence parce qu'il est le seul et unique homme dans Nice-la-Belle. Et quand il n'y a qu'un seul, il est toujours bien, surtout pour la rue et pour mes romans.

Pauvré-moi ! [sic] Je choisis toujours des gens abîmés. Je me serais plutôt attendue à n'importe quoi qu'à penser à ce bourru ours russe.

Fedus est disparu je ne le vois plus cet impertinent. C'est que je suis vexée quand il rit, lui qui est si ridicule lui-même.

Nous ne rentrons qu'à neuf heures. Il fait si beau, si frais, les ombres descendent sur la terre, avec un léger brouillard, les grenouilles chantent, on respire l'odeur de la terre humide et de l'herbe, tandis que le visage est égayé et rafraîchi par la brise du soir. On se sent tout autre, je me sens contente, heureuse. Ma figure est souriante, mes yeux brillent; je suis contente de moi et de la vile multitude.

Je rentre enivrée d'une douce joie qui m'est presque inconnue et nouvelle. Même dans ce misérable climat le printemps se fait sentir. Quand on pense, chaque saison a ses charmes.

L'hiver avec le soleil brillant et clair mais pas brûlant, le ciel pur, l'air froid qui pince les joues et leur donne un éclat tout particulier; le printemps, le printemps est trop beau pour que je puisse en donner une idée, l'été même est agréable, le matin et le soir; l'après-midi même me plaît parce que, après, on sent mieux la beauté, le calme et le charme [Rayé: sans bornes] incompréhensible du soir et de la nuit. L'automne avec ses pluies est une saison que j'aime, j'aime sortir après la pluie. La pluie à Bade, et l'après pluie, quelle douceur ! Je ne connais rien de plus agréable.

En vain je tâche de choisir; toutes les saisons sont belles, toute l'année est belle, tout la vie l'est aussi.

Je vois qu'il faut de tout: que le monde et les bals ne suffisent pas, il faut encore la nature. Tout s'efface devant elle, comme devant le duc de Hamilton, dans les plaisirs mondains on l'oublie mais elle est toujours la même grande, belle, incomparable comme lui !

Voulez-vous parier que l'hiver prochain aux courses, ou même avant, je me moquerai de ce dont je semble si bien pénétrée à présent ?

Ce ne serait pas étonnant car ce sont de pures bêtises, des variations de ma cervelle qui est en fermentation. Il faut une époque de folie, une époque où on ne sait pas ce qu'on aime, la sagesse viendra trop tôt, hélas !

Qu'on ne pense pas que je change d'idée, je ne préfère pas la campagne ! mais je dis que le monde et la bergerie sont inséparables pour moi, femme du monde et bergère, voilà ce que je serai, l'un fait ressortir et aimer l'autre.

Pour être belle dans un bal il faut faire une promenade dans un bois et respirer l'odeur de l'herbe et entendre le chant des grenouilles et pour comprendre ces charmes il faut avoir senti de l'atmosphère brûlante et étouffée d'un bal. L'un et l'autre sont inséparables pour moi.

Voilà mon caractère

Voilà, voilà comment

Comment on peut sur terre Toujours être content.

Mme Anitchkoff vient nous chercher le soir à huit heures et nous allons faire une promenade. Je voulais passer devant la maison du prince de Wittgenstein mais elle retourna avant l'hôtel de Rome.

La poésie du soir est détruite par ces vilaines lanternes.

Que je deviens rurale !

Ça passera j'espère.

Je raffole en ce moment de "La Belle Hélène". Je la chante et je la joue. "Au cabaret du labyrinthe etc..."