Bashkirtseff

Lundi, 30 mars 1874

Orig

# Lundi, 30 mars 1874

Je ne voulais pas aller à onze heures, maman le voulut et nous partîmes. Nous déjeunons à l'hôtel de Paris, en trois, Dina, moi et Paul. Ce que je ne trouve pas trop convenable mais puisqu'on ne le prévient pas, que ce soit ainsi: tant pis pour eux et pour nous. Pour passer le temps démesurément long je vais au salon de lecture avec Dina. A trois heures je demande qu'on vienne avec moi au Tir. Comme d'habitude personne ne veut et on me laisserait aller seule parmi tous ces hommes brutaux et mal élevés si je ne m'y opposais pas. Ils ne songent pas que c'est inconvenant, impossible, honteux. Mais ils sont engourdis, hébétés; ils pensent que ce n'est rien pourvu de jouer. C'est fou, c'est lâche.

Maman a quelquefois ses lumières et aujourd'hui, justement, elle les avait. Tout s'est passé calmement, excepté quelques bruscades [sic] impertinentes de la part de ma tante.

Enfin maman m'offre d'aller au Tir, mais j'étais tellement dégoûtée par toutes les tracasseries imaginables que je refuse et je ne vais que lorsqu'elle dit qu'elle ira seule. Paul est avec nous. Je savais bien que la journée ne finirait pas tranquillement. Une malédiction doit peser sur notre famille, qu'on se dévore les uns les autres.

Nous restons sur la dernière terrasse, on apporte des chaises et c'est une place très agréable si nous étions autrement. Lewin vient et reste près de nous jusqu'à ce que nous nous en allons. Plusieurs pigeons tombèrent tout près de nous. Je n'aime pas la manière de Lewin, il cause tant familièrement. Et il n'a pas une visite. Je dois dire, à ma grande satisfaction que maman était [Rayé: assez] froide. Au sortir je rencontre le prince de Wittgenstein, j'ai levé les yeux pour voir qui c'était et j'ai rencontré ses yeux.

Quand je le vis dans une demi-heure monter les marches du casino (nous allions à la gare) en le regardant, j'ai pensé que vraiment, à Nice il est la seule créature qu'on peut appeler, homme... et même un peu plus.

Nous partons sous le patronage de Mme Anitchkoff. Mais à l'avenue de la Gare nous rencontrons Bète et Machenka, une nouvelle idée me frappe, je rentre, je dîne et nous repartons pour Monaco. Il y a là un joli concert ce soir et je pensais un peu voir le prince de Wittgenstein, son aspect me fait plaisir.

[Dans la marge: Train de cocottes, leurs chansons, les hommes.]

Au concert aussi je suis avec maman et Dina, j'avais terriblement chaud. Fedus [Rayé: j'écrivais par abréviation Fedus, mais on ne peut comprendre ce que c'est; je préfère donc écrire bien] passe plusieurs fois sans oser regarder, devant maman. Puis il dit quelque chose à la duchesse de Mouchy, et ils se tournèrent tous les deux. Cette mince créature, ce petit huileux, ce lutin misérable, il me paraît si détestable et antipathique et impertinent. Il m'arrive souvent de m'étonner sur ce que j'ai fait ou pensé. Mais ce qui m'étonne le plus c'est que j'aie jamais pu admettre Fedus dans mes fantaisies ' Même en lui donnant le plus malheureux des rôles. Il est si rebutant qu'il me semble que je ne pourrai pas le toucher.

Il a l'air pourri (le mot est sale) et huileux. Lorsque je veux savoir si un homme est agréable ou non, je me demande si je puis l'embrasser et bien il me semble que je ne pourrai jamais, jamais de la vie embrasser Fedus... fi l'horreur !

Toutes les fois que par hasard je rencontrai cette créature je me détournais sévèrement, il n'a pas osé rire.

Maman m'a fâchée plusieurs fois, elle dit au croupier -Quelle heure est-il, la petite a peur de manquer le train - Elle le dit par innocence mais ce : la petite me révolte tant que même en ce moment, je dois me lever et faire un tour dans la chambre. J'eus l'imprudence de manifester mon mécontentement en waggon et alors, Miséricorde ! commence une des petites scènes habituelles.

Je me sentais mal à l'aise dans les salles après le concert, il ne restait que les cocottes. Mais il y avait une heure à attendre et force me fut faite de rester là. Fedus s'assit sur une des tables déjà couvertes de drap.

Puis chacun resta avec sa dame. C'est vraiment peu convenable. Mais ce qui fut le plus scabreux, c'est le départ, ces messieurs emmenés par ces dames et au moment du départ, quels cris, quelles chansons ! Le train marchait déjà et on entendait encore les chansons et comme ces chansons et ces éclats de rire s'accordent peu avec le beau ciel, la lune et la mer se détachant de l'imposante et sombre masse des montagnes.

(La charmante scène continue et dure longtemps à la maison. Mise-re-re). Est-ce que tous les hommes vivent comme ceux que j'ai vus ce soir ? Tout cela a produit sur moi une impression désagréable et triste. Ces hommes puis ces femmes, quel...

Chacune emmenant son gibier.