Bashkirtseff

Samedi, 28 mars 1874

Orig

# Samedi, 28 mars 1874

Enfin ! resume my livres.

Nous allons à Monaco, nous partîmes à onze heures, maman, ma tante, Machenka, Dina, Walitsky, Stiopa, Paul et moi (robe brune bien). Tous les tireurs étaient rassemblés à l'extrémité de la gare, mais peu à peu ils vinrent plus près et enfin Galve, Lambertye, Furstenberg et quelques saletés vinrent se placer dans le compartiment voisin du nôtre.

Qu'ai-je donc fait pour me voir maltraitée de la sorte ! Ce Lambertye, ce parvus Fedus, ce petit être huileux ridé et ridicule ose me regarder en riant ! Ils, lui, Furstenberg, Galve et Zualart, une horreur sans nom, restaient près de leur compartiment à côté de nous et Fedus, non cet être [Rayé: indigne] ne mérite pas un surnom, mais soit Fedus c'est plus court. Eh bien Fedus me regardait droit en face, le rusé il s'est placé de sorte que personne chez nous excepté moi ne pouvait le voir. Ce n'est plus ni un amusement ni une plaisanterie, c'est simplement une insulte, une grossièreté, une insolence que rien n'égale. Qu'est-ce qu'il pense de moi ? Ou suis-je ridicule, mon Dieu, maintenant j'ai dans l'idée que je suis ridicule et cette idée me rendra ridicule. Et c'est à lui la faute. Comment ai-je pu dire mon dépit, oui mon dépit, pour l'Obélisque mais ce n'est pas vrai, ce ne peut jamais être, c'est une chose impossible; il est trop laid et ridicule.

C C'est un nouveau venu.

O Oubliez son crâne nu.

M Mais songez à son sourire

T Tous [Rayé: admirez son sourire] vous commencerez à rire

E Et sur vous perdrez l'empire.

d Devinez qui il est

e Et voici son portrait

L L'abominable créature

A A la tête d'anguille

M Misérable, stupide, souriant

B Bénit la nature

E Et content d'être anguille

R Rit toujours comme un enfant

T Tel est Fedus charmant

I Il a un nez séduisant

E Est chauve, petit, fané, pimpant.

Voilà comment je définis cette impertinente créature. Je viens d'improviser ces vers monstrueux, mais c'est que je suis tellement en colère ! Le petit chapeau m'a pour la première fois regardé en face et assez trop bravement.

Arrivés à Monaco nous descendons, moi, Machenka, Paul et Walitsky, nous marchons jusqu'au casino, le reste va en voiture. En passant nous laissons nos cartes chez Mlle Kolokolzoff qui a acheté une villa à la [illisible].

Avant tout nous allons dans les salles, je joue par maman, je m'ennuie, il n'y a que poussière; à deux heures et demie je vais déjeuner avec Stiopa et Paul. Nous nous sommes placés dans un coin, derrière les paravents à gauche en entrant. Il n'y avait personne à cette heure, mais tout à coup entre le prince de Wittgenstein avec Madame, une petite robe grise, voilée de gris. Il m'a paru extraordinairement beau, pour lui. Et de si belles manières, il a une manière de regarder avec les yeux plissés comme si il regardait le soleil qui me rappelle le duc. Je regarde ainsi lorsque je suis embarrassée ou que je me sens rougir. Il était si beau que je ne pus m'empêcher de penser à lui plusieurs fois, je crois que c'est la boisson qui l'enlaidit.

Je vais au Tir avec Paul, mais nous restons sur la dernière terrasse, je ne veux pas descendre parmi toute cette canaille. Le papa Furstenberg, aussitôt qu'il me vit, me regarde, mettant le monocle à l'œil pendant [Rayé: une ou deux mn.] quelques instants. Je n'y ai pas fait attention, et je continuai à parler et rire avec Paul. Les tireurs sont si misérables que je m'ennuyais, et puis je ne comprends pas les amusements sans société, ainsi, étant avec mon frère, je m'ennuyais, le Tir par lui-même ne présentant qu'un intérêt médiocre.

Salting a gagné un magnifique vase, bas, ovale, grand. Deux hommes portaient l'énorme boîte qui le renfermait, j'ai prié qu'on me le montre, ce qu'on a fait.

Je ne reste pas longtemps au Tir. Avec le train de cinq heures nous repartons pour Nice, moi, Machenka, Dina et Paul. Les autres sont cloués aux tables.

Le soir, jeu à la roulette et colère cachée contre Fedus, il me semble qu'il se moque et je rage.

Nous restons seules avec Dina, causons longtemps, dansons le menuet (voir la fin du livre), regardons les gravures des femmes célèbres que j'ai fait venir.

Je suis fatiguée, il est deux heures.

Ce n'est pas encore dimanche, c'est samedi, je me suis tant dépêchée de faire mon journal ce soir qu'il est vide et bête et représente une course. C'est dommage que Lambertye est si vilain, avant il jouait un rôle dans mes rêveries, mais il n'y entrait que comme un personnage qui doit être chassé par... enfin.

Hier je m'imaginais un conte pour m'endormir, j'étais mariée à Lambertye et il me montrait ses terres, nous étions à cheval... lorsque tout à coup un autre tableau se présente, c'est que je suis à cheval avec le duc de Hamilton en Angleterre et nous parcourions ses estates, j'étais foudroyée car la différence est surhumaine, indécrivable, impossible à imaginer. J'ai senti cette différence, et j'ai senti aussi que ce ne peut plus être, j'ai pleuré de désespoir.

Puis je me rappellai de ces mots du "Galignani": "Then the duke of Hamilton conducted his bride along the isle etc" - Mais c'est impossible - m'écriai-je tout haut, et donnant un violent coup de pied à ma couverture, je me remis à pleurer. Vraiment, ce me semble impossible.

Maintenant je crois que Fedus sera entièrement banni de mes romans, je l'avais pris pour servir de souffre-douleur, il faut que je choisisse un autre, car ce pauvre Fedus me paraît dégoûtant depuis aujourd'hui.

J'ai dit à Dina, ce soir, combien je suis fâchée, car il n'y a personne qui puisse me garantir des regards impertinents de ce petit monstre, il n'y a personne qui pourrait lui enseigner à se conduire. Je vais m'en plaindre à maman, peut-être elle imaginera quelque chose, car je souffre à cause de ces impertinences que je ne puis ni empêcher, ni venger.

Ce peu de considération, ce manque complet de respect me mettent hors de moi. Assise avec ma tante sur le pouf du premier salon je pensais en regardant les gens qui étaient obligés de passer tout près que si c'était Lambertye je lui aurais mis mon ombrelle pour qu'il tombe et se casse son Bec amoureux, voilà un vrai Bec !

![](file:///C:/Users/kerra/OneDrive/Documents/bashkirtseff/tome3updated_files/tome3updated-10.jpg)

Certes, c'est une vengeance d'enfant, mais que je voudrais bien pouvoir faire. Je me sens profondément humiliée, devant subir ces regards moqueurs et impertinents, je désire la vengeance, quelle vengeance ? bêtises ! enfantillages ! mais les sourires odieux n'en existent pas moins. Oh que je me sens méprisable, humiliée, vexée !

Comme j'envie celles qu'on respecte. Mais pourquoi suis-je si malheureuse. Est-ce que je suis ridicule !!! Ce qui me fâche le plus, c'est que je prends à cœur les bêtises. Je ne puis ne pas les prendre à cœur. Toute la vie est composée de bêtises, et toute la vie n'est qu'une grande bêtise. Et ne pouvoir rien faire ! O rage !

Que je suis ridicule. Ce qui est pire encore, c'est qu'il me montre aux hommes qui sont avec lui et qu'ils me regardent aussi. Ce Zualart, j'aurais voulu arracher les yeux ce matin ! Et pourquoi suis-je martyrisée ainsi ! Pourquoi ! Qu'ai-je fait. Pourquoi suis-je traitée ainsi. Et personne pour me défendre ! Mon Dieu ! Je suis trop indignée pour pleurer !