Bashkirtseff

Jeudi, 26 mars 1874

Orig

# Jeudi, 26 mars 1874

Tous les soirs l'oreille droite me brûle; tous les soirs régulièrement.

Je me suis apprêtée pour aller à Monaco, mais on vient me chercher trop tard. Je suis irritée et je pleure en voiture (robe brune), même arrivée à la Promenade on voyait encore les traces des larmes. Il y a peu de monde. Nous allons à 55 où sont maman, Machenka et Stiopa. J'ai encore vu le chien, chien de Martin-Bâton notre jardinier. Ce chien est ordinaire et c'est, je crois encore, un jeune chien. Il me plaît beaucoup et je voudrais beaucoup l'avoir. C'est un caniche et très original. En le voyant maman a dit qu'il ressemble tout à fait à Lambertye, je ne m'étais jamais aperçu de cette ressemblance mais lorsque maman l'a dit j'ai trouvé qu'en effet la tête du chien c'est le portrait de Lambertye, la même expression, les mêmes yeux, le même sourire.

Maman voulait aller à Monaco, mais je la prie de rester pour me choisir une robe, mais comme d'ordinaire il y a des scènes sanglantes, non pour ne pas aller à Monaco mais pour le choix.

Décidément je vois que je ne puis m'habiller à Nice, ailleurs qu'à Paris. Nous avons donc décidé après mille horreurs, de répéter mon costume vert de chez Francine.

A dîner mon frère me fait encore une misère. J'avais commandé des concombres frais et on me les a envoyés, mais Paul arriva le premier à la maison et les prit. Ils étaient pour moi et maman voulut les reprendre, ma tante voulut en acheter, mais rien. Puis il fit l'opprimé, le malheureux papa avec lui. Je n'ai pas voulu de ces concombres après.

Quel garçon lâche !

Il faut que j'achète des livres pour mon journal, tous les jours je l'oublie et ces feuilles sont misérables.

Que je voudrais m'en aller !

Nous avons vu deux fois le prince de Wittgenstein avec sa dame. Qui peut le trouver beau ? Lambertye est laid mais il est drôle tandis que celui-ci un grand bourru et rien de plus. Quelquefois même il a une figure repoussante et répugnante, comme si il était marqué de la petite vérole et en le voyant je me détournais comme de quelque chose qui répugne. C'est je crois quand il est ivre. Mais quelquefois il n'est pas mal. Aujourd'hui il était passable. Quant à elle c'est un petit être très pincé et très désagréable.

Comme elle est heureuse, car être aimée et entretenue par un bel homme, grand seigneur et riche, c'est un bonheur sans nom pour une saleté comme elle. On dit même qu'ils sont mariés, alors triplement, cent fois plus heureuse et digne d'être enviée même par moi.

Mais je ne crois pas que ce soit vrai. On disait que Hamilton était marié, il est vrai que Hamilton ne sortait pas avec Gioia, d'ailleurs, c'est parce qu'il est anglais, tandis qu'un cochon russe montre tout ce qu'on cache, et puis ça dépend des caractères.

Je n'ai pas rougi du tout et les larmes n'étaient pas bien sèches encore. Il se tourna vers elle et se trouva en face de nous, je l'ai regardé indifféremment en plein comme on regarde un chien. Lui aussi me regarda. Je ne l'ai pas vu, il est si grand que je n'eus pas le temps d'arriver jusqu'à sa figure, ayant commencé par la robe de madame, c'est comme lorsqu'il est avec Lambertye.