Mardi, 24 mars 1874
# Mardi, 24 mars 1874
Je sais que je suis bonne au fond. Paul m'a terriblement fâchée aujourd'hui. Je voulais monter à cheval et les chevaux étaient commandés depuis hier. La journée d'aujourd'hui est une rareté dans cette saison, il n'y a ni vent, ni pluie, ni soleil, mais il fait beau et frais comme en hiver.
Je préparais donc avec plaisir au moment de monter. Mais Paul refusait de venir avec moi, je ne croyais pas qu'il ferait une méchanceté pareille. Car je ne puis pas monter avec un groom qui sort avec tout le monde.
Je me suis habillée lorsque j'apprends que M. Paul est sorti, jamais, jamais je ne me serais attendu à une chose pareille ! J'étais très bien et je me suis décidée de monter accompagnée de Web, pourvu de monter. Mais Web est sorti et en rage je me déshabille. Ce sont ces petites misères qui me fâchent le plus. On se rappelle ce que je disais de mon frère de sang-froid, je dis la même chose en colère. Voilà son portrait, maigre, pâle, nonchalant, et parfois ennuyeux comme un moustique. Assez bon cœur mais entêté, impertinent et presque bête. Ajoutez à cela l'amour des domestiques et des garçons de café avec lesquels il passe la plus grande partie de son temps, et dont il a emprunté les manières.
Ce malheureux garçon presque entièrement ignorant sait à peine écrire et lire. Le temps qu'il n'est pas au café, à la cuisine ou jouant à la roulette, il le passe en flânant dans les rues. A peine s'il a deux heures d'études par jour. Le soir il va au théâtre et il ne rentre souvent qu'à deux ou trois heures du matin. Et son compagnon et mentor est notre cuisinier Adam. J'oublie encore les actrices qui ne jouent pas un petit rôle dans l'éducation de mon pauvre frère, usé autant qu'on peut l'être à quatorze ans. Maman n'y peut presque rien, elle n'a ni assez de volonté ni de courage, elle fait ce qu'elle peut, et si elle faisait plus ce ne serait pas encore assez. Elle tâche d'oublier et de repousser la triste vérité. Maintenant ma colère est passée, elle était déjà passée à dîner, car lorsque (j'écris maintenant) il voulut prendre une de mes oranges, je dis misérablement: C'est à moi, ne touche pas. Je n'avais pas fini de parler lorsque je vis combien cette vengeance était petite et ridicule et indigne d'un animal même.
Et maintenant d'autant plus je dois être indifférente et calme, eh bien je dis qu'il n'a pas voulu sortir avec moi seulement parce qu'il voyait que je voulais beaucoup sortir et qu'il savait que s'il ne vient pas je ne pourrais pas sortir.
Mon Dieu que je suis malheureuse d'avoir besoin de lui.
Je serai heureuse lorsque j'aurai mon cheval et mon groom, alors je n'aurai plus besoin de charité et je serai libre de monter à cheval lorsque je voudrai. J'ai refusé la voiture, à deux heures encore refus, donc obligée de prendre Bête avec moi (robe bleue, coiffure nouvelle relevée, gracieuse, jolie, très bien) et d'aller en fiacre chercher le landau dans la ville de Nice. Nous passâmes la Promenade et les quais avant de le rencontrer. Il y avait musique et je suis doublement fâchée.
Je joue et je gagne de nouveau.
J'ai étudié la messe de Mendelssohn, elle m'a fait penser à la chasse dont "Galignani" a parlé. Sans cela même le cor de chasse me fait toujours tressaillir et m'anime d'une façon incroyable. Je vais m'en acheter un et je jouerai toute la journée, il y a plus d'un an que je pense à cela.
Toutes les antiques jalousies se réveillèrent au son du cor de chasse. C'est étrange !