Dimanche, 22 mars 1874
# Dimanche, 22 mars 1874
Je me réveille de bonne heure car à sept heures les chevaux nous attendent déjà, mais ce n'est qu'à huit heures que nous partons. Le nouveau corsage d'amazone va très bien pour Nice.
Nous deux, moi et Paul, nous allons seuls sans l'écuyer. Mais, même à huit heures, il fait chaud, à la Promenade surtout. A la fenêtre de l'hôtel de France, je vois papa Furstenberg fumant une pipe. A la Promenade je vois papa Galve à sa fenêtre et aussi fumant une pipe je crois, et le bagage de la princesse Souvoroff qui part avec le train de neuf heures. Quel dommage, elle était presque la seule ici qui était propre et ni vilaine ni poussière et puis, à ce qu'il paraît, maman et elle sont des amies maintenant.
[Dans la marge: Maman a fait connaissance de 'Vocha Danilovski", il eut la petite vérole.]
Hier à Monaco elles ne se quittaient point et maman est retournée avec un bataclan d'hommes, convenable. Elle prend goût à ce que j'aime et tant mieux. La princesse a prié qu'on lui télégraphie lorsque ma maison sera meublée, alors elle promet de venir passer un mois chez nous. Ce serait très amusant.
Mais que je revienne à ma promenade, nous allons à 55, nous passons par toutes les terrasses; nos chevaux montent les marches très facilement, je laisse flotter les rênes et mon cheval pâture, puis nous couronnons Black Prince de roses. Si Edouard III le voyait !!! et nous rentrons à dix heures un quart. Il n'y avait personne d'intéressant, pas même Emile ce gentil garçon qui me plaît tant !
Je me déshabille; je m'habille et nous allons à l'église (robe bleue). Simone a apporté pour la seconde fois la robe grise, c'est que c'est pire qu'une caricature. Il fait chaud et je suis engourdie, je n'ai de courage pour rien, je suis pire que rien, je ne puis pas supporter la chaleur.
Nice est finie, finie, bien finie pour cette année. Tout l'hiver a été d'ailleurs manqué, froid et étrange. On dirait que le duc de Hamilton a emporté tout avec lui. Il y avait peu de bals, pas de jeunes gens, rien. Le commencement en était vilain et la fin en est misérable, il n'y a pas de printemps, quand on pense que l'année dernière en avril il y avait encore du monde. L'hiver avant-dernier était le meilleur, il y avait des bains de mer; l'année dernière plus, et cette année horreur !
Les Howard passent l'après-midi chez nous, mais quelque chose est changé, surtout chez Mme Howard, ce n'est plus la même chose. Bah !
A cinq heures et demie nous sortons un peu, il y a une [foire] de brioches à l'huile à la Promenade. La Saint-Pierre, ô horreur, tous des Niçois, pas une âme ! Je pleure et je me désole au fond du cœur. Quand donc viendra le moment fortuné où je partirai d'ici ! J'avais oublié ce que c'est que l'été à Nice, mais le printemps vient de me rappeler cruellement ce que c'est. Mon cœur bat et palpite quand je pense à Paris ou à Londres. La bienheureuse comtesse de Galve vient de s'installer à Londres, l'heureuse femme. Vivre parmi les Anglais de la plus haute société, c'est le comble du bonheur. Je suis déchirée de mille doutes sur mon avenir. Le présent n'est pas beau. Je crois que je serai heureuse avec ma connaissance des hommes et des choses. Il est bien fou de dire cela, mais je sens que c'est vrai. Le principal c'est de ne pas vivre à Nice. Oh Nice que je te...
Oui je pleure de rage. De rage et de regrets etc.
O palmiers qu'on admire, que vous êtes laids ! O Méditerranée toi, même toi, tu me parais vilaine. Ces maisons, ces boutiques, ces faces de marchands tellement connus et tout cela, que vous êtes dégoûtants !
Je baiserai la terre de Paris en y arrivant, ou de n'importe quelle autre ville. Comme on se lasse de Nice. Nice est comme un chapeau bleu qui étant mis plusieurs fois devient odieux. Nice, pour deux mois par an, passe encore. Mais Nice toujours, Nice, hiver ! Nice, été ! Nice, printemps ! Nice, automne !
Et on dit que je fais ce que je veux. Mais la première chose que je ferais, ce serait de m'en aller de Nice !!!!
Il me semble que je mourrai bientôt et j'ai tellement peur ! Les deux miroirs cassés me font peur. Dois-je croire aux superstitions ?
J'ai peur.
Mon teint s'abîmera, ma chair pendra, mes cheveux tomberont, mon cerveau desséchera, mon caractère assez gâté à présent deviendra insupportable.
Je veux m'en aller. O mon Dieu faites-moi partir et pardonnez-moi !