Lundi, 16 mars 1874
# Lundi, 16 mars 1874
La Wittgenstein se promène malade, dans un coupé. Et son quasi mari ne se montre plus. Est-ce que lui aussi irait se marier, pourquoi pas, c'est dans l'air.
+ Je m'amuse aujourd'hui. Je vais chez Legrand, je prends le chapeau marron et je m'en fais venir un noir de Paris. (O) -Rien de tout cela, j'avais écrit hier au hasard ce qui précède depuis la croix jusqu'à la lune.
Je ne m'amuse pas du tout. Je suis devenue très superstitieuse et j'ai fait ce matin une prédiction très difficile et qui, je pensais, ne réussirait pas. C'était ainsi comme si depuis ce moment (onze heures et demie) jusqu'à ce que je serai en voiture et dans la rue, je ne touche pas mes cheveux devant et je ne me vois pas dans une glace quelconque par n'importe quel hasard. J'étais habillée et en chapeau. On sait combien il m'est difficile de ne pas toucher les cheveux et de ne pas me voir dans une glace, nous en avons tant, on ne peut ni entrer ni sortir de n'importe quelle chambre sans se trouver entouré de miroirs). J'étais obligée de marcher les yeux baissés. J'étais habillée à onze heures parce que je pensais sortir avec maman mais elle alla à l'enterrement de [Rayé: bienheureux] Khalkionoff. J'étais sûre que je ne tiendrais pas ma promesse, comment éviter de se voir dans un miroir, on oublie, c'est si facile en entrant dans le salon par exemple ou dans la salle à manger, par force on se voit. Je m'embrouille, j'ai commencé à dire (plus haut) que si je ne me vois pas dans un miroir et si je ne touche pas mes petits cheveux depuis onze heures et demie jusqu'au moment où je serai dans la rue... ici je m'étais interrompue mais voici ce qui doit suivre: si donc, je remplis ces promesses je serai.. Je n'ose pas dire quoi, je serai... c'est une folie, une absurdité qui m'est passée par la tête car je ne pense jamais à cela, eh bien je serai princesse de Wittgenstein. N'est-ce pas que c'est une bizarre folie sans nom. Mais c'est ainsi. Je l'ai fait pour m'amuser car je pense que [Rayé: pour moi] devenir princesse de Wittgenstein est chose impossible, on dit qu'il est marié et puis ce serait incroyable ! Ainsi en faisant ma promesse je pensais que la tenir me sera impossible, plus qu'impossible, et je la faisais parce que devenir princesse de Wittgenstein était chose encore plus impossible. Et je m'étonnais d'avance, comme les bêtises sont justes, j'ai fait une promesse impossible pour une chose impossible qui ne peut arriver et accordingly je ne peux tenir la promesse.
Mais pour avoir la conscience nette je faisais tout pour la tenir et presque sans m'en apercevoir je me suis trouvée au moment de sortir. Pour ne pas toucher aux cheveux j'ai gardé tout le temps le chapeau et pour ne point voir mon image je me fis apporter la robe dans un coin du salon. Cette promesse impossible, je l'ai tenue contre toute attente; j'étais tout étonnée de me voir dans la rue (robe bleue, bien ? mal ? je n'en sais rien, je ne me suis pas vue) et d'avoir tenu la promesse, bel et bien tenue, sans aucun détour. Je vais chez Legrand, je mets le chapeau marron que je souffre seulement et que j'ôte pour ne jamais plus remettre, à la porte de Baquis.
Mais avant (chapeau noir), nous allons à la Promenade, la princesse Souvoroff était au Détroit, elle me regarde et me suit des yeux jusqu'à ce qu'on ne peut plus voir. Puis nous revenons (chapeau marron) chercher papa qui est aussi au Détroit avec ses amis, le comte de Charsy [?], je crois, sa nièce et encore je ne sais qui. Comme la voiture s'est arrêtée et j'appelais papa, le comte de Lambertye qui passait avec des messieurs English looking, s'arrêta.
- Papa, Papa, voulez-vous aller en voiture ? et Dina me dit :
- Voilà que Lambertye te regarde; je fis semblant de ne rien entendre. Je descendis de voiture sans regarder le regardeur, pour que papa puisse monter plus facilement.
Aujourd'hui je déteste le petit, il a regardé toujours souriant, il regarde comme s'il était ma tante, ou mon ami intime; sans se gêner, comme on regarderait un bouquet ou un bijou. C'est incompréhensible; je ne suis pas assez sotte pour penser que je lui plais, qu'il me trouve jolie; dans ces cas on regarde autrement et on fait autrement, on trouve moyen d'être présenté. Mais cet animal n'y pense pas, il a l'air de dire: Quelle gentille petite fille, charmante ou originale enfant - et passe son chemin et je suis vexée, pas pour lui en particulier mais en général. Si jamais je le connaîtrais [sic], je ne saurais pas comment me comporter avec lui; en le voyant dans la rue seulement il me semble qu'il est dans la maison; j'aurai peur d'être familière. Mais je crois que je ne le connaîtrai jamais, je ne puis me le représenter; il me semble qu'il sera toujours un regardeur de la rue. Je ne saurais comment lui parler, mais assez de lui.
Le soir nous montons au troisième voir le jardin des Mouchy illuminé et éclairé, un orchestre joue dans le jardin et les voitures arrivent sans fin. Je n'aime pas regarder cela, je deviens de mauvaise humeur; comme j'écris les sons de l'orchestre arrivent jusqu'à moi et me confondent. Je me trouve trop misérable et trop malheureuse quand je vois comme les autres sont heureux. Est-ce que jamais je ne vivrai comme j'aime. Je sais que mon temps n'est pas encore venu mais je pleure parce que je ne sais pas comment je vivrai quand il viendra. Je regarde ce jardin illuminé, j'écoute cette musique, je vois le monde qui apparaît parmi les arbres et je suis malheureuse, j'envie, je pleure.
J'adore une illumination et la musique en plein air le soir, cela me transporte; je désire alors le monde, la société, vivre comme j'aime en un mot !
Eh ! mon Dieu, je ne suis pas un ange.
Depuis le dîner tantôt une oreille me brûle, tantôt l'autre. On dit que si c'est la droite on dit du bien et si c'est la gauche du mal. Les lundis soirs ma chère tante reçoit, sans doute on parle de moi; les uns me déchirent, les autres me défendent, la défense est longue car l'oreille droite brûle depuis plus d'une heure. Comme je crois aux bêtises ! Mon Dieu, pardonnez-moi si c'est mal d'y croire.