Bashkirtseff

Samedi, 14 mars 1874

Orig

# Samedi, 14 mars 1874

[Une ligne cancellée]

Je sors avec maman et ma tante qui font des visites, je restais en voiture; je ne descends que chez les Filimonoff. Je suis allée dans toutes les chambres et même dans la cuisine, puis j'ai coiffé Mania. Mais nous voilà enfin à la Promenade, je ne puis vivre ailleurs (robe bleue, bien très fraîche) près du Détroit qui, hélas ne l'est presque plus, le baron sur le outside , je ne trouve pas un autre nom pour nommer cet endroit qui est entre les arbres de la Promenade et la Promenade des voitures, le baron donc, est debout sur ce outside nous salue cavalièrement; comme depuis qu'il fait froid Auguste va plus vite seconde, mais assez pour voir l'air de triomphe avec lequel il a salué. Ah le baron ! il s'est réjoui de ce qu'il a pu voir ne fut-ce qu'une minute, dit maman. Quelle saleté celui-là, il ose faire la cour, tu penses bien, continuait-elle. Il est vrai que le baron est très aimable. A déjeuner encore papa dit: A quoi faut-il attribuer que Woerman vous rende de nouveau visite. Ah c'est Marie Konstantinovna. Et Stiopa et tout le monde plaisante sur le baron et sur Lambertye. Mais ils se trompent; on pouvait me taquiner avec Boreel ou le duc de Hamilton mais ici c'est autre chose; ce sont eux qu'on devrait ennuyer, c'est-à-dire, c'est le baron et le comte qu'on devrait... enfin je comprends ce que je veux dire.

Je crois simplement que le baron veut se venger en étant aussi assidu et aimable, de mes saluts méprisants. Ma tante est très enchantée de moi car à chaque instant elle dit : Oui vraiment toi ! tu es G.S. et encore tu fais la fière mais d'un ton si gentil que je vois qu'elle m'admire. Et il n'y a pas de quoi.

Leclerc me fait rire, il aime tant manger et pendant la leçon il lui arrive toujours de me parler de quelque plat. Ce soir il y aura un grand concert au Grand Hôtel par Sivari et Planté.

Maman, ma tante et moi. Maman toilette violet et jaune; ma tante crêpe Chine blanc et velours violet, moi robe bleue mousseline blanche.

Allard nous coiffe, c'est curieux je ne puis plus me coiffer moi-même le soir.

Tous les cheveux sont relevés mais la coiffure est ronde, simple, gracieuse, les cheveux devant un peu poudrés, comme cela ils ne se déplacent pas, et tout est très bien. Je suis très contente de moi, et ce contentement m'est venu pendant le concert. On nous a donné un canapé tout à fait en avant, de sorte que nous [nous] trouvions presque vis-à-vis du public. Maman était d'abord mécontente mais ma personne et la bonne musique changèrent son humeur. La salle était pleine, la duchesse de Mouchy y était avec l'Obélisque qui est de toute beauté. Il n'y a rien à critiquer dans sa personne et avec sa beauté elle doit aussi être si bonne, si douce, si franche que je l'aime simplement, je l'aime. La préfecture avec la troïka était au premier rang.

[Dans la marge: Troïka: je nomme Mmes del Borgo, d'Auzac et de Bargemsat.]

Mais il n'y avait pas les beaux bataclans et les hommes. Cela m'a ennuyée mais le concert par lui-même était tellement ravissant qu'il n'y a rien à dire. C'est un vrai bonheur que d'entendre de la musique comme celle-là. Jamais de ma vie je n'ai entendu jouer comme Planté, avant [de] l'avoir entendu je ne connaissais pas le piano. Il fait de ce banal instrument un instrument surprenant et tout nouveau. Quant à Sivari il est le même qu'à Bade, rien de plus adorable, de plus original, de plus énervant, de plus extraordinaire, de plus fantastique et de plus gracieux qu'est sa berceuse de l'enfantelet, je ne sais plus par qui.

Maman et ma tante m'admiraient et plusieurs fois je les ai attrapées voulant dire quelque chose de moi. Et à la maison ma tante entre chez maman, j'étais sur lit. Oui, toi G.S., qu'est-ce qu'elle pense, - les admirations non méritées me rendent gâtée et me donnent un air assuré. Je ne me fais aucun scrupule de dire que je suis la plus charmante du monde; en plaisantant sans doute. Mais maman s'en fâche parce qu'elle croit que je suis la plus belle, et elle ne veut pas que je me loue sans remords.

Pauvre Khalkionoff, aujourd'hui à cinq heures il a cessé de souffrir. Sa mère est ici depuis quelque temps.

Pauvre Khalkionoff, c'était un si bon garçon, si bon, si droit, si modeste.

Pauvre garçon, j'espère que son âme sera bien dans l'autre monde. Le dernier temps Walitsky ne le soignait plus; sa mère voulut Rehberg et elle a agi assez impoliment avec Walitsky et c'est mal parce que Walitsky y apportait beaucoup plus de soins que Rehberg et qu'il le faisait pour rien. Il avait déjà une fois eu une attaque semblable à celle [Rayé: dont il vient] qui vient de l'envoyer dans l'autre monde et Walitsky le sauva; cette fois on ne fit rien, on le laissa mourir. Qui sait ! peut-être si Walitsky était là. Non. C'est la volonté de Dieu.