Bashkirtseff

Mercredi, 4 mars 1874

Orig

# Mercredi, 4 mars 1874

Huit heures, je viens de lire la journée d'hier. Elle ne donne pas même la moindre idée de ce que je sentais hier, c'est une caricature. Oh ! que n'aurais-je donné pour savoir écrire !

Deux fois je suis allée m'informer chez le notaire s'il n'y a pas de surenchère et la deuxième fois je le rencontrai dans la rue et il me dit que tout est fini, que la villa est à nous. Je suis contente non parce que nous avons une villa à Nice, mais parce que c'est la première affaire que je vois terminée, que rien n'a empêchée et qui est arrivée comme on a voulu. Papa et Machenka prennent un fiacre et vont annoncer la bonne [Rayé: ou mauvaise] nouvelle.

Trois mercredis maman n'a pas été chez Mme Howard, j'y vais, non pas en visite, mais voir les enfants. La réception est finie lorsque je viens, il est presque six heures, je monte au salon; à la porte cochère j'ai rencontré mon très cher oncle, ma très chère tante et mon très cher cousin le prince. Voilà trois canailles qui ont causé tout le mal qui nous arrive à Nice; ce sont eux qui me gâtent la vie, ce sont eux qui me font pleurer ! Ces vampires, ces serpents, ces infâmes !

On me parle très souvent d'eux ce soir. Mme Howard me prie de rester dîner et j'ai la bêtise de consentir, elle écrit un petit mot à maman. Est-ce exprès ou par hasard qu'on parle des Tutcheff devant moi à dîner et le soir. Si c'est exprès c'est abominable. Sans doute ils auront toujours la préférence, mes inestimables relations.

Notre propriété ne sera, je crains, qu'une nouvelle source d'ennuis et de larmes pour la pauvre tête [Rayé: se crée des misères] qui fait ce journal. Nous restons au grand salon moi, Hélène et Lise à causer doucement, calmement et sérieusement des maux de Bête, de Vassilissa Egorovna, de ses biens, de notre maison en Russie, de l'amitié. A ce propos je dis à Hélène que je ne tenais pas du tout à son amitié parce qu'elle n'existe pas, et si elle existe, elle cessera dans peu. Nous prenons du thé et je m'en vais à neuf heures. Tout le monde était très aimable comme toujours en un mot, mais les Tutcheff me tourmentent. Pourquoi on en parlait tant devant moi ?

Bah ! Si Dieu aura pitié de ma folie et me donnera ce que je demande; sinon... sinon, je ne sais pas ce qui arrivera; seulement je voudrais bien qu'il ait pitié de moi sans cela je serai très malheureuse.

Avec la villa viendra plus que jamais le désir de vivre comme j'aime, de recevoir, de ne pas être poussière...

[Annotation: 1875. Et avec la villa nous sommes devenus pire que poussière et je me tourmente cent fois plus qu'alors.]

Je me fais conduire au théâtre, où doit être ma tante. Honorine joue "Les diables roses." Je suis arrivée trop tôt, deux actes avant son apparition, les Gagarine sont vis-à-vis ils voient notre loge; quelque temps je me tenais cachée derrière ma tante, mais tout à coup inspirée, je m'assis par terre derrière son fauteuil et je me tins comme ça deux actes entiers et demi. Enfin le troisième acte vient, paraît Honorine et dans quelques minutes profitant du moment où tous les yeux sont fixés sur elle, je m'élance moitié rampant hors de la loge. Quelle escapade. J'avais bien envie de rire derrière mon fauteuil, j'aime les bêtises.

Je viens à la maison toute triste. Cette villa ! Que produira-t-elle ? Je crois rien de bon, de nouveaux désespoirs pour moi.

J'entends parler chez maman qui dormait, vite, j'y vais.

Elle se rendort dans quelque temps et je reviens, elle est malade.

Je vais changer de mot, ce comme j'aime est trop obscur. La chose est très simple, c'est que nous ne jouons aucun rôle, ou plutôt le dernier et le plus méprisable, que notre position est très fausse, que nous vivons misérablement, que personne des gens de bien ne veut nous connaître, que nous sommes partout seuls, mal à l'aise humiliés, et que cela me torture, me ronge, m'écrase, me désespère, me fait pleurer, me rend folle ! Sentir tout cela, savoir ces horreurs, pour moi c'est pire que la mort ! Moi qui demande tout le contraire, richesse, honneurs, réceptions, respect, considération.

Dieu tout-puissant, notre position et notre vie sont comme je viens de les décrire, sans aucune exagération. Il y a des moments où je suis un peu mieux, mais ce me semble seulement.

Grand Dieu, acceptez ma prière, ne la repoussez pas. Soyez miséricordieux, faites-moi mieux vivre. Faites, je Vous en supplie, qu'avec la nouvelle maison les choses prennent une autre tournure ! Je suis une bête, je dépense les plus fortes expressions pour rien et lorsque je veux, comme en ce moment, dire combien mon désespoir est grand, je ne trouve pas de mots [Rayé: pour le dire]. Je ne dirai donc pas que je suis au désespoir, que je pleure, c'est fade et toujours la même chose. Je suis une folle de m'accuser [Rayé: pour rien] injustement, voilà la vérité, c'est qu'il m'arrive des désespoirs tous les jours et que ce qui est passé semble toujours moindre que ce qui est présent. Il m'arrive tous les jours de me désespérer, de pleurer et chaque fois je suis tourmentée et malheureuse comme si c'était la première fois.

Mais mon mal constant et mon plus grand mal, c'est notre vie, notre affreuse position. Qui ! Oh qui ! nous en tirera ! Quand voudras-Tu Seigneur exaucer mes prières !

Jésus-Christ, Sainte Vierge, priez Dieu pour moi ! Priez-Le de me pardonner et de me délivrer de toutes sortes d'ennuis ! Priez-Le, ô Sainte Vierge, Vous que j'ose prier plus librement, priez-Le de me faire vivre bien, pas comme maintenant. Sans cela ma vie est une torture. Ma figure sera abîmée par les larmes qui la mouillent tous les soirs. Tous les soirs je répands des larmes salées sur ce journal (ce soir aussi). Mais je suis si malheureuse, si malheureuse que je dois [Rayé: déverser] verser une partie de ma douleur dans ce journal, sans cela mon cœur serait trop plein d'amertume et je ne pourrais pas dormir.

Si le sort n'a pas voulu que nous vivions bien, alors faites au moins moi bien vivre. Arrachez-moi, Sainte Marie, de cet Averne, transportez-moi où mon âme, mon cœur m'appellent, où je serai bien, où je vivrai comme j'aime. Ni les larmes, ni les cris, ni les paroles, ni les descriptions ne peuvent peindre combien je suis affligée !

Est-ce que jamais je ne vivrai bien ?

On peut me dire que je suis une enfant, c'est vrai, mais bientôt je serai une jeune fille, je le suis presque et rien ne change. Je puis espérer un changement par un mariage, mais c'est autre chose. C'est si amusant de bien vivre quand on est demoiselle; quand on n'a pas un poids autour du cou, un sac à traîner derrière soi, un mari en un mot. Et puis qui voudra de moi dans notre position !

[Annotation: 1875. Je suis une jeune fille et rien n'est changé, si quelque chose est changé, c'est pour le pire.]

Une poussière peut-être, mais ce que moi je ne voudrais pas d'une poussière. Et ceux que je considère bien, ne sont pas même connus dans la maison, comment peuvent-ils me connaître. Les miracles que raconte maman et les impressions de rue ne sont rien, les hommes comme il faut aiment à bien se marier et ne prendront pas une femme poussière prétentieuse comme moi, car j'ai de grandes prétentions, de vastes désirs, de superbes rêves mais je suis poussière, si même je ne le suis pas, je suis tellement couverte de poussière que ça revient au même. Enfin ce n'est pas dans une maison comme la nôtre, en ce moment, qu'un homme comme j'aime prendrait femme.

Pourquoi sommes-nous si malheureux ! Pourquoi ne veut-on pas nous connaître ! (quelles plaintes viles, misérables, méprisables, basses). Il n'y a que le procès en Russie, mais c'est un procès qui ne peut pas empêcher, qui ne regarde personne.

Mon Dieu pardonnez-nous le péché pour lequel je souffre. Pardonnez-le, pardonnez-moi !

[En travers: Quel est donc ce péché par lequel de nos pères a-t-il commis pour que nous souffrions tant !]