Mardi, 3 mars 1874
# Mardi, 3 mars 1874
J'ai rêvé d'une robe grise qui m'a paru charmante; je vais en ville avec Machenka (robe brune, chapeau noir, coiffure nouvelle, les cheveux sur la nuque, bien), il fait du vent et il n'y a presque personne, car je compte pas les cailloux et la poussière. Est-ce possible qu'on soit déjà parti !
Boreel ne se montre plus, sa chambre est fermée, je crois qu'il est reparti. Nous allons pour des commissions en ville, un peu à la Promenade, il y a musique. Je vais chercher du drap gris clair pour ma robe, puis chez Simone que je ne trouve pas. Nous passions 55 lorsque maman et Cie y entrait, nous y entrons aussi. Cette villa sera très belle si Dieu voudra qu'elle nous reste. Demain c'est la journée fatale où tout sera décidé.
Nous prenons papa sur le pont et nous rentrons.
Je trouve mes appareils de chimie renversés, les flacons débouchés et le prussiate jaune débouché et sur la table. C'est monsieur Pitou qui, mécontent de son épouse, a exercé sa fureur dans mon armoire.
Le soir M. et Mme Anitchkoff et M. Zibine jouent à la roulette avec nous, Paul est banquier. J'ai gagné dix-sept francs mais Stiopa m'a prié de jouer pour ne pas emporter tout de la banque, je vais me coucher avec dix francs.
Je m'ennuie beaucoup de ne voir personne, pas un homme convenable. Dans "Le Derby" je ne lis plus le nom de Hamilton et je trouve "Le Derby" monotone. Je vais lire celui de samedi qui n'est pas encore décacheté.
Simone est chez nous, elle essaye le deuil de Dina. Demain elle m'enverra des échantillons gris.
Je n'ai rien à dire, ça se voit d'ailleurs d'après la lisibilité de mon écriture, on voit que je ne me presse pas, que les pensées tardent à venir.
Je me plaignais contre "Le Derby" ! Je l'ouvre, je lis et mes yeux sont frappés de ce nom infernal et céleste ! Ça m'a coupé la respiration et j'ai repris mes esprits seulement quand j'ai entendu le bruit que faisaient mes larmes toutes chaudes en tombant sur le journal, elles brûlaient mes mains aussi. Je ne sais pas pourquoi je pleurais aux larmes, je ne sais pas pourquoi je pleure maintenant; pourquoi je me suis levée, pourquoi j'ai aspiré l'air à pleins poumons sans m'en trouver mieux, pourquoi je me levai, pourquoi je fis un tour dans la chambre; pourquoi j'allai m'agenouiller prier et pleurer.
Je suis folle, voyez-vous et c'est pour cela que je me conduis aussi sottement, c'est pour cela que j'écris et mes larmes brûlantes inondent le papier et mes doigts (je me mouche avec sentiment).
Aussitôt que j'étais un peu remise je courus chercher mon journal mais en route je me suis encore agenouillée en pleurant. Suis-je assez folle, pourquoi écrire mes bêtises ?
Mais ce soir, c'est extraordinaire comme je suis émue, et pourquoi ? Je ne comprends pas comment tout cela se fait, je ne comprends pas moi-même. Je suis folle, (je jette loin de moi mon journal).
J'ai repris "Le Derby" mais par hasard j'ai encore vu ce nom, je détournai vite la tête en la secouant pour me défaire du vertige. Je lisais assez tranquillement lorsque tout à coup en grosses lettres : Ecurie du Duc de Hamilton.
Encore une fois la respiration me manque, je souris, je pleure, je me lève, je mets mes deux mains sur ma tête et je regarde le plafond, toujours pleurant, mais cette attitude ne m'a pas calmée; alors je couche ma tête sur le lit, mais je suis forcée de changer de pose encore une fois. Pourquoi ne pas lire tout d'un seul coup, et alors décrire mes transports ? ! Je ne pouvais pas continuer à lire et j'étais incapable d'écrire, ce n'est pas ma faute, c'est plus fort que moi.
Mais que veut dire cet état. Il me suffit de voir son nom pour pleurer et pour que cela me coupe la respiration.
Mais lorsque je vis parmi ses chevaux Berthe je ne puis m'empêcher de sourire mais pour cela je fus encore obligée de me lever et de secouer la tête. Pauvre petite Berthe.
Je me souvins de Bade et de tout. Et... je suis vraiment honteuse, je pleurais.
C'est que je l'aime vraiment.
Assez de bêtises.
Seul, Hamilton est capable de m'émouvoir, de me faire vivre, de me faire sentir que j'existe (je pleurais aussi pour Allard hier, mais comme ces larmes sont différentes !). Lui seul m'émeut, me fait penser, et me calme, car après cette tempête je suis si calme: je vais prier Dieu !