Lundi, 2 mars 1874
# Lundi, 2 mars 1874
J'attends en vain Allard, une heure, une heure et demie, enfin deux heures il n'est pas là. De désespoir je vais pleurer dans le salon jaune et au beau milieu de mes larmes abondantes vient le coupable. Il est très confus de me voir pleurer et maintenant je le plains, mais alors je l'ai rudement réprimandé. Il me coiffe tout à fait comme j'aime, deux boucles derrière (robe brune, chapeau noir bien), je m'habille vite, vite et les yeux tous rouges et enflés malgré que je me suis lavée la figure, nous partons. Je suis contente de la coiffure qui sous ce chapeau est admirable; ce chapeau me va si bien.
Mais jusqu'à ce que nous arrivons à la Valrose l'air me rafraîchit et m'arrange un peu les yeux. C'est pour la deuxième fois que je vois cette villa immense, superbe, surprenante, magnifique et qui vous transporte et vous inspire involontairement le sentiment de sa grandeur et de sa richesse et de son mauvais goût. Ruines (fausses), cascades, grottes, statues, fontaines, plaines, collines, tout s'y trouve à profusion.
L'architecture de la maison est atroce et cela fait pitié de voir tant d'argent employé pour bâtir un pareil obélisque.
Outre la maison, il y a une quantité de dépendances, la cour toute couverte en pierre de taille par-dessus terrasses et enfin la nouvelle salle de concert en stuc blanc et velours bleu tendre. Une loge en forme de coquille pour M. et Mme von Derwies. Je pensais en les regardant au milieu de toutes ces splendeurs, assis comme des princes, qu'il n'y a pas vingt ans que monsieur était un pauvre commis et madame avait deux robes de percale, portant l'une pendant qu'elle blanchissait l'autre, et forcée d'aller elle-même au marché avec un panier sous le bras, sans chapeau.
C'est surprenant et ébouriffant.
Les commissaires entre autres sont le baron et le prince (véritable, Tchetvertinski) c'est écrit que le prince partout où il est commissaire doit nous montrer nos places. Le baron a balbutié quelques bêtises. Nous sommes au deuxième rang. La Souvoroff et tout ce monde sont près près de l'entrée puisqu'elle est patronesse, d'ailleurs elle voyage par toute la salle. Près du mur, sont les Furstenberg qui ne m'aiment guère, à ce que je m'imagine.
Le petit est un sale gosse, comme dit ma tante, hier au retour la cocotte aux drôles de chapeaux l'a appelé Charles et l'a emmené dans sa voiture.
Toute la Russie a envahi la salle. Il n'y avait pas de toilettes. Tout le monde était comme nous en chapeaux, la princesse Souvoroff tout en noir.
Je n'envie pas Derwies, c'est trop grand et beau pour être enviable.
Vers la fin mon visage s'éclaircit et on ne voit plus les traces des larmes. Seulement où donc est Lambertye ? On ne le voit plus, s'il est parti c'est dommage.
Il n'y avait pas la jeunesse étrangère, mais la russe au grand complet. Le Bec a aussi disparu, il n'y a que la maman entourée de tous les jeunes gens.
Voilà une vieille horreur.
J'étais avec ma tante seulement, nous allons à la Promenade, il n'y a personne excepté Audiffret qui me paraît un excellent garçon. Jamais je ne le remarquais mais depuis ses paris et la Gioia je le remarque. Je voudrais le connaître, il me plaît beaucoup.
[En travers: Remarquez.]
[Rayé: Je l'aime] Ma tante reste à la Baquis et avec Bête je vais au London House, je descends avec Paul et j'étais en train de manger du saumon lorsque le baron entre - me demande si je déjeune.
- Non, Monsieur, je dîne.
- Quelle drôle de manière de dîner.
Il me paiera cette phrase. Je voudrais un jour le réprimander et lui expliquer que certaines phrases ne s'emploient pas. Le soir, déshabillée, je descends et je trouve Bête et ma tante, je commence mes élégies de toujours qui ce soir sont des satires sur nos visiteurs. Le duc de Bensa, la marquise Samels et le comte d'Abrial sur le fauteuil rouge et les deux verts que nous achèterons à Sacco. Ma tante se taisait tout le temps, je ne cessais pas; ma seule consolation est de dire ce que je sens, cela soulage et je ne suis pas étouffée par le poids de toute cette misère de mon âme. Lorsque Bête s'en alla, ma tante me dit que j'étais une vilaine etc. de nous disgracier devant des étrangers.
Bah ! ça me soulage.