Samedi, 28 février 1874
# Samedi, 28 février 1874
J'eus une très désagréable histoire avec Manotte ce matin. Il s'agissait de jouer une ouverture à six mains à une matinée chez lui. Je consentis à jouer, mais il m'apporta une partition la plus ingrate et la plus vilaine. Je lui dis que la partition n'est pas jolie, alors il dit qu'elle est jolie.
- Mais je vous dis qu'elle n'est pas jolie, pour moi elle n'est pas jolie.
- Vous n'y comprenez rien, je vous dis qu'elle est jolie.
- Je vous demande pardon, Monsieur, je comprends aussi bien que vous ce qui est joli et ce qui ne l'est pas.
Il se met à crier assez grossièrement, plusieurs fois je lui dis de ne pas crier, que je ne suis pas habituée, qu'il peut crier avec une Tolstoï et non avec moi. Mais alors il m'a dit des impertinences et cria si fort que je ne savais que faire. J'aurais dû m'en aller tout de suite, mais j'étais tellement étonnée que je restais assise et j'écoutais toutes ses impertinences jusqu'à ce qu'il s'en allât.
Le fait est que je suis furieuse, mais si furieuse que de sang-froid je suis capable de faire la plus grande misère à cet homme. Je ne comprends pas d'où lui vient cette furie. Je crois, un peu parce qu'on lui a refusé les leçons de Dina, moi, ce matin même.
Il va sans [dire] que je ne prendrai plus de leçons avec lui. Sans cesse je lui rappelais de ne pas user de telles expressions, de ne pas crier etc.
Je suis plus que furieuse, je suis blessée. Un paysan comme ça a osé. Et ma tante était dans la chambre à côté et ne lui a pas imposé silence. Personne n'aura de respect ici, car on voit qu'on peut tout faire et dire, que les aînés ne prendront pas garde et ne bougeront le doigt. Cette conduite est en vérité assez misérable. Tout le monde conviendra qu'au moins en cela j'ai raison. Souvent je me demande ce qu'ils sont ces gens qui m'entourent !
Comment ne pas avoir le moindre sentiment d'amour-propre et la moindre compréhension de ce qui doit être et de ce qui ne doit pas être. Ils ne savent que crier et s'enrager les uns contre les autres. Si un sale professeur osait élever la voix chez Mme Howard ou Mme Patton ou Teplakoff et n'importe qui l'entendait je suis certaine qu'elles se conduiraient autrement que ne l'a fait ma très honorable tante.
Entendre un paysan dire des malhonnêtetés à une jeune fille, car je ne suis plus une enfant et si même j'étais une enfant, à sa nièce, et l'entendre calmement, permettre à ce paysan de crier, être tout près, entendre tout cela, et rester immobile comme une pierre et sembler dire - Tant pis pour elle - c'est simplement infâme.
Au moins pour l'honneur de la famille, pour le sake du respect extérieur on devrait faire taire ce grossier. Mais non, on ne comprend pas ça chez nous, on pense, eh bien qu'il lui dise des impertinences, ça passera. Des gens sans le moindre sentiment du devoir et de l'honneur. Car l'honneur y était atteint.
Si, puisque ni ma mère, ni ma tante ni personne ne prennent aucun soin de rien, si au moins je pouvais nuire autant que je puis à cet homme. Et Walitsky qui était dans la chambre n'a pu rien lui dire, mais pensa mieux s'en aller. Mais si Potemkine ou Teplakoff voyaient qu'un brutal paysan crie et dit des injures, eux qui sont des étrangers lui diraient de se taire et ne me laisseraient pas exposer ainsi. Et ça s'appelle une mère, qui permet qu'on soit impertinent et qui donc ! avec sa fille de quinze ans. Ce n'est pas une mère, ce n'est pas une tante, ce sont deux canailles !! Elles n'en sont pas le moins du monde fâchées comme si ça devait être !
Dieu parmi quelles brutes et canailles je vis ! Je le pense et je le sens depuis longtemps, aujourd'hui c'est une occasion pour l'écrire. Certes je ne déteste pas ma mère, je l'aime beaucoup, je l'adore, [Rayé: mais] je serais folle si je la perdais, mais je suis toujours juste; elle ne sait pas son devoir, elle ne sait pas ce que c'est qu'une mère d'une fille de quinze ans. Elle me donne des robes et elle pense que c'est tout, qu'elle est la meilleure des mères. O erreur !. Elle n'est bonne qu'à [Rayé: aimer] m'aimer et encore m'aimer tout de travers.
Je sors avec elles à trois heures, nous allons chez le notaire, je les laisse, je fais une fois la Promenade, presque personne (waterproof, chapeau noir de Dina, bien) et je rentre. Il a plu, il fait humide, j'aime ce temps.
Le soir nous jouons. Mais un jeu très ennuyeux, je jouais chaque fois cinq francs, j'avais perdu (deux cent quatre-vingts francs) mais je résolus de ne pas quitter la table jusqu'à ce que je n'ai tout regagné, c'est ce qui arriva. Je suis très fatiguée. Et pour ce soir je n'aime pas la roulette. On a acheté une femme à Pitou.