Mardi, 17 février 1874
# Mardi, 17 février 1874
Je vais en ville avec maman, au marché de fleurs et acheter deux dominos roses, pour Dina et pour moi. Je ne sais pas à quelle heure nous sortons, il y a du soleil, il fait beau, il va sans dire qu'il y a plus de chars, plus de voitures et plus de costumes que hier. J'avais préparé un bouquet avec un billet - Pourquoi riez-vous ? - pour Mme Pristitiff, elle était à la préfecture et je ne l'ai pas vue, car toutes les fois nous nous battions trop follement.
J'ai reçu une quantité de bouquets et plusieurs bonbonnières, au coin devant Visconti les quatres fenêtres étaient occupées par des messieurs russes avec lesquels hier nous nous battîmes terriblement, dès qu'ils nous voyaient arriver ils venaient tous et comme exprès nous nous arrêtions toujours à cet endroit. Aujourd'hui par hasard je leur jetai un bouquet, depuis ce moment ils ne cessèrent plus de m'en envoyer. Plusieurs personnes avaient de ces lance-bouquets. Il me semble qu'on me donna plus de fleurs qu'à aucune autre, je ne parle pas de ceux qui se connaissent mais tous en général. Le Bec n'a rien reçu de moi, le baron non plus, je ne les ai pas vus au carnaval mais après seulement.
Comme les voitures étaient trop nombreuses pour le tour on s'arrêtait à chaque pas, c'était assez pour s'endormir. Près de l'hôtel de la Grande-Bretagne je vois le comte à pied en un terrible état, nous n'avions plus de confettis (comme toutes les fois après le coin Visconti) et nous dûmes jeter des fleurs mêlées de confettis, auxquelles il répondit par des fleurs aussi, plusieurs gros paquets de violettes qu'il remit à maman, puis lorsqu'il monta chez l'Obélisque en landau et domino rose,
nous avons couvert l'Obélisque de fleurs, elle n'en avait plus - Comme c'est dommage que je n'aie plus de fleurs. - Elle a une grande, franche, bête, belle et bonne figure.
J'étais contente d'avoir rencontré Lambertye car il est comme une connaissance. J'ai vu tous et tout. Le char le plus élégant était de Gioia, violettes et camélias. Ils n'avaient pas de dominos mais des costumes blancs magnifiques et des coiffures de crêpe de Chine et violettes. C'était très gai mais je ne me suis pas beaucoup amusée, je ne sais plus m'amuser sans monde. Je ne comprends pas vivre dans la rue, le monde fait tout pour moi, si nous avions des connaissances au carnaval je m'amuserais énormément, mais comme ça...
Après dîner nous allons chez Rumpelmayer, puis voir l'illumination et le carnaval brûlé. A la préfecture il y a réception, c'est là que je voudrais que maman fût et non ici en voiture. Nous sommes dans la première, moi, Dina, maman, ma tante et Machenka, dans l'autre sont Stiopa, Bête, Walitsky et Paul. Les Anitchkoff suivent derrière, quel stupide bataclan !
J'avais prié il y a longtemps d'aller ce soir à la mascarade, je renouvelle mes prières et maman avec un air détestable, lamentable envoie prendre une loge, pendant que nous admirons l'illumination. Mais à l'instant même commencent les tourments et l'enfer. Toutes les fois il y a des histoires mais cette fois on me fit pleurer, on m'énerva, et je vins à la maison avec la ferme résolution de ne pas aller, Stiopa et Machenka et Paul le savent, ainsi...
Il est vrai que c'est une escapade assez étrange et inconvenante, mais ce n'est pas un péché. Comme on me martyrisait ! Ce n'est pas qu'on défendait d'y aller, pas du tout, au contraire, je suis sûre qu'on ne le voulait nullement. Mais c'est dans l'habitude d'empoisonner tout, jamais rien n'était fait comme chez les autres, toujours avec des martyrisations, des larmes, des gronderies, des désagréments sans fin. Quand j'y pense mes pleurs commencent à jaillir, c'est le plus grand malheur de la famille ces empoisonnements de tous les plaisirs... Dieu tout-puissant est-ce que ça ne changera jamais ?! (Les Howard étaient chez Visconti).
Revenons à ce malheureux veglione, Dina pleure, je pleure, maman souffre, voilà le commencement. Après trente-sept martyrisations nous y allons tout de même. Je ne voulais plus mais on me pria, et pour éviter de plus longs et désagréables discours j'y vais. Toute noire ainsi que Dina, sans dominos.
Paul et Walitsky en dominos roses. Nous n'étions pas élégants (moi, toujours, mais les autres) mais nous étions méconnaissables, c'est ce qu'il fallait. Il est minuit, les Tutcheff sont là, sans masques et tous les blancs du char de Gioia, leurs costumes sont ravissants. Le bal n'est pas encore commencé, nous voyons deux danses, très simples comme aux bals champêtres en été. D'ailleurs je suis embrumée par toutes nos tracasseries et je ne voyais, ni comprenais presque rien. A une heure moins un quart nous partons.
C'est stupide, avec nos malheurs on ne peut avoir aucun plaisir.