Lundi, 16 février 1874
# Lundi, 16 février 1874
Depuis huit heures je rêve, sans dormir, que j'ai six milliards. Ah comme j'en ai bien disposé !.
J'attends le soleil, un rayon très faible paraît; je me lève, il est presque dix heures.
Auguste vient tout déguisé et nous partons. Il pleut un peu et j'ai mis mon waterproof noir qui était assez bien, Dina est en blanc, maman en bleu et Walitsky simplement comme tous les jours, Paul sur le siège. Un instant la pluie cesse et puis elle recommence encore, c'est vraiment ennuyeux, nonobstant -"nous n'allons pas renvoyer le carnaval"- et il a lieu. Les tribunes sont peu garnies, ça se comprend quand il pleut, mais les voitures sont nombreuses et élégantes, les chars très nombreux et très beaux, les cavalcades, et les gens à pied aussi sont très originaux et jolis.
Si le temps était beau le carnaval serait superbe. Il y avait cinq orchestres, mais d'ailleurs je ne vais pas décrire tout, c'est impossible, je garderai le journal qui en parlera. Je voulais battre le Bec, le baron et le comte, et je n'ai pas réussi.
Le Bec et le baron étaient à la préfecture avec toute la société, la Souvoroff, Galve etc. et même André Nicolaïevitch un bon vieux toujours avec les Souvoroff. Ça va sans dire que devant cette tribune la bataille était la plus furieuse, mais comme il pleuvait je n'ai vu presque personne, seulement Mlle de Galve, Choupinski, l'Anglaise, M. de Galve et André Nicolaïevitch. Ils nous ont jeté beaucoup de bouquets surtout ce bon vieux qui doit être très amusant et M. de Galve. Ce dernier me plaît infiniment, je voudrais qu'il soit mon ami, il doit être bon et gai. Ma tante, Machenka et Stiopa sont à la tribune, ils ont raconté après qu'à la tribune on se battit entre soi et très furieusement, plus furieusement qu'ailleurs et ça devait être ravissant. Souvoroff a jeté plusieurs bouquets à ma tante avec des petits sourires.
Tout le monde s'amusait et s'est animé, semel licit in anno insanire. Moi la première à insanire je m'amusais beaucoup bien qu'il y eut très peu de monde que je connais. Je n'ai pas vu même Lambertye, il y était cependant en voiture sans masque et Paul dit qu'il l'a tellement battu que le malheureux a demandé grâce.
En passant la dernière fois devant la préfecture je n'ai jeté que des bouquets, il n'y avait presque personne et il pleuvait fort; mais comme je venais de jeter plusieurs fleurs sans voir sur qui, la personne lève le masque, par lui-même transparent, en fer et je reconnais le Bec ! Quelle bête. C'était ennuyeux and I could not help it, it rained and it was about five, and under a mask through an iron mask I could not well see who it was. Never mind the better for her. J'ai manifesté tout haut et plusieurs fois mes regrets pour le baron et le comte. Est-on assez bête on croit me taquiner avec Lambertye mais on me fait rire et on m'amuse.
Lorsque maman est déjà couchée je viens chez elle, on parlait des hommes et maman vantait la beauté de Soria, je lui disais que je préfère même le comte de Lambertye. Alors elle dit qu'à mon âge elle aimerait mieux que je *tombe amoureuse comme de Soria, on peut ainsi penser ou chanter une romance ou quelque chose, mais là il n'y a rien, même des bottes on ne
peut pas y penser, car ni lui ni nous n'avons rien, Fi ! comme Tormosoff*.
Je voudrais savoir si elle pense vraiment que je tombe amoureuse.
Et après tout en vérité à la rigueur je préfère Lambertye à Soria. J'aurais donné beaucoup pour savoir pourquoi il me regarde, me taquiner est chose absurde puisque c'est lui qui regarde. Miserere ! qui me dira pourquoi il me regarde, et mes bœufs, et les vaches, et mon visage blanc et les sourcils noirs. Maman souvent me le reproche, c'est-à-dire le comte. -Je suis bien innocente.-
Comme j'étais sur le lit de maman on nomma Hamilton et je restai encore. Je ne puis ni exprimer ni m'expliquer la joie que me [Rayé: produit] donne son nom. Je souris, je suis heureuse et je ne tremble que pour le moment où on cessera d'en parler.
Chose étrange, [Rayé: depuis que j'a] ce nom produisait toujours une impression sur moi et me semblait extraordinaire, à part, sympathique. Je ne me lassais jamais d'entendre l'histoire de cette lady Hamilton, maîtresse de Pierre le Grand que papa racontait et raconte si souvent et d'une manière si monotone. Il y a longtemps de cela. Lorsque je ne l'avais pas encore vu, Hamilton faisait toujours battre mon cœur et me paraissait connu, un parent. Aux courses de Bade, (source intarissable de souvenirs) je me souviens lorsque Rémy me dit "Je viens de parler au duc de Hamilton," - quelque chose d'étrange se fit en moi, non que ce fut que je l'aimais alors, pas du tout, mais c'était toujours ce nom magique.
Puis je me souviens de son dos, lorsqu'il était posté au milieu du gazon devant les tribunes, le cordon du binocle, et je me souviens encore que sa jaquette me paraissait très épaisse. Puis je me souviens de lui chez Kazaï quand je passais avec Matildita, puis un matin à huit heures près de la conversation les pantalons dans les bottes, puis en sa voiture lorsqu'il s'était arrêté près des magasins. Oh cela je me souviens si bien, il me semble que je vois ces grands arbres, cette promenade encore déserte et silencieuse, ces magasins demi-ouverts, et ses chevaux qui bougent encore, arrêtés, secouant leurs têtes et faisant sonner les grelots, et lui perché en haut et le chemin à gauche et le ruisseau près du chemin et les petits ponts, et le soleil et le ciel bleu clair qui perçait à travers les arbres... Et pourquoi je me souviens si bien de cela
et l'ombre que faisait sur le sentier le banc sous l'arbre et l'herbe, et chaque feuille sèche par terre et chaque grain de sable. Tout en un mot ce qui entourait cette voiture ce matin. Pourtant alors je ne pensais à rien, à rien du tout, je n'ai jamais pensé alors que je pouvais devenir une femme et que je pouvais aimer, je vivais de la vie d'une enfant, et pourquoi lui et tout ce qui l'entourait s'est gravé si bien dans ma mémoire. Pourquoi je ne me souviens pas aussi bien de quelqu'un d'autre...
Parce que le duc de Hamilton était, est et sera pour moi une créature extraordinaire, à part, divine et...
Je ne finirai jamais.