Bashkirtseff

Samedi, 14 février 1874 Dimanche 15 février 1874

Orig

# Samedi, 14 février 1874 Dimanche 15 février 1874

Je n'ai rien écrit hier. Je suis sortie comme d'habitude en voiture, j'ai envoyé dire à Hitchcock que je n'irai pas avec elle for a walk.

La journée était grise et promettait de la pluie mais j'espérais toujours.

Vers la fin de la leçon avec Brunet il m'a dit que ce soir au cercle de la Méditerranée les dames viennoises donnent un concert. Comme j'aime beaucoup à aller à ce cercle n'importe pour quel motif, car il y a toujours du très beau monde, j'ai congédié Brunet et Leclerc dix minutes et quinze minutes avant l'heure. Je vais dire qu'il faut aller ce soir ou au moins qu'il faut que j'aille avec ma tante. Je vais donc m'habiller, je passe une heure à me coiffer je voulais quelque nouvelle coiffure mais je revins à l'ancienne qui se fâcha de ce que je voulais l'abandonner et ne se fit qu'à la dixième fois, (robe bleue, le dos va très bien, en général bien). Nous allons en deux. Nous entrons, la salle est pleine, pas autant que le soir d' "Hernani", mais pleine. Je fais le tour des yeux; la grande tribune est occupée par la princesse Souvoroff, elle l'a louée tout entière et invita son monde. Sa sœur, Galve, Mlle de Galve, la Falkenstein, Rudiger, le Bec avec sa mère et le baron, le prince Gagarine avec sa femme, les demoiselles Roslowleff et beaucoup d'hommes.

Vraiment la tribune était fort brillante, ils sont heureux Alors je me suis tournée vers moi et je vis en plein ma misère. Nous étions littéralement seules, seules, seules; pas une âme connue; personne. J'aurais voulu être sous mon fauteuil, jamais il me semble je ne me sentais aussi malheureuse. Sans doute les gens d'esprit se moqueraient de moi.

- Compter la société, cet assemblage de singes dressés, d'acteurs, de gens, sans cœur, faux et je ne sais plus quoi comme un bonheur !

Voilà ce qu'ils diraient mais ou ils mentent, ou ils n'ont

jamais éprouvé ce que j'éprouve. Je suis bien habillée, mais à quoi me sert cette robe, pourquoi ai-je de jolies manières, pourquoi ai-je du goût !!!

Je demandai d'aller dans une loge, j'étouffais. Ma tante qui était plus vexée et plus fâchée que moi y serait allée, mais la duchesse de Mouchy, son mari et l'Obélisque arrivèrent, et encore une dame des leurs, et Lambertye et plusieurs autres (aux fauteuils) elle commença à les regarder, moi aussi et la loge est tombée dans l'eau. L'Obélisque est fort belle, mais il me semble que par ses mouvements elle remue l'air qui se transforme en ouragan et renverse le monde, qu'elle peut écraser un homme comme nous écrasons un insecte, enfin c'est un vrai obélisque de Louqsor. Lambertye était à côté d'elle ce qui la rendit aussi rose que sa robe et l'embellit beaucoup. Ce pauvre homme avait l'air d'un pygmée à côté de cette géante comme dans les Gulliver's travels, aussi il ne tâchait même pas de se relever, il se blottit dans son fauteuil et sa tête chauve arrivait à peine à la blanche et superbe épaule de l'immense pulchra

Je change de genre, je ne vise plus à la majesté grandiose; je ne serai pas grande. Mais revenons à nos moutons.

Je pense que le petit se mariera avec la grande, car il reste tout le temps avec eux et n'alla pas à la tribune, besides il est souvent avec le duc de Mouchy. Voilà une paire de carnaval !

J'étais furieuse d'être comme je n'aime pas; il y avait un homme hideux qui me regardait, j'étais prête à pleurer, à le battre.

Plusieurs fois je retenais mes larmes pour me rendre encore plus malheureuse. Lambertye pendant les entractes se levait, se tournait, regardait toute la salle et chaque fois arrêtait ses yeux sur moi, sans sourire cette fois. Avec mon amour du monde, des amusements, de parade, être comme j'étais ? Mais c'est affreux ! Enfin nous sortons, à la sortie encore une humiliation, ma tante prit nos manteaux au vestiaire et nous sortîmes seules, les queues basses. Heureusement notre voiture était la seconde.

A la maison je vais droit chez maman, mais je ne dis rien, c'est inutile, elle n'y peut rien.

Mais ma tante qui aussi enragée que moi ne se contient pas, mais au lieu de parler pour elle fait des reproches comme si c'était moi, des reproches indirects, racontant comme

j'étais fâchée etc. (je ne lui ai rien fait voir) lâches et injustes à ma mère.

- Et même ! (permettez-moi une expression terrible) je n'en ai rien à foutre (je rougis de l'écrire) ainsi on voudrait ramper comme de pitoyables reptiles sur la tribune... (en écrivant je pleure). Ils ne sont ni pitoyables ni reptiles mais simplement une société. C'est seulement par lâcheté et par envie qu'on peut le dire. Impatientée de ces attaques je dis:

- Moi, malgré tout, pour vous jusqu'à cette tribune c'est aussi loin que jusqu'à l'empire de Chine.

A partir de ce mot elle ne finit plus, mais ce qui est le plus extraordinaire c'est que tout le monde aurait dit que c'est moi qui reproche, moi qui me fâche. Surtout on est habitué à m'entendre ainsi parler, mais hier (devant moi je ne cacherais rien) je n'ai pas grondé, je n'ai rien dit qui pouvait offenser les plus délicats.

Maman prenant tout cela de ma part se mit à pleurer à dire qu'elle n'y peut rien, que nous ferons mieux de vivre avec les Tutcheff, qu'elle est indigne, etc. etc. etc. Walitsky me regardait comme auteur de ces larmes et chose singulière ma tante aussi.

Mais je ne pense pas qu'elle ait fait cela par méchanceté, simplement comme ça. Comme j'étais malheureuse !

Aussi malheureuse que l'autre jour pour lui et c'est assez.

Maintenant que j'écris je dois cesser car je sanglote.

J'ai un bon remède contre mes chagrins, c'est d'aller m'agenouiller dans l'alcôve, où je laisse toutes mes larmes, et comme maintenant je reviens presque gaie.

Tous bruits cessèrent, j'étais assise près du lit de maman qui pleurait doucement les yeux fermés. Je restais sans dire un mot dix ou quinze minutes puis tout à coup je me [Rayé: mis dans] couchai (j'étais déshabillée, excepté les bas et la tête) je me blottis près de maman et j'oubliai mes chagrins. Elle me caressait. Il est tard, il faut se coucher, je n'avais pas la force d'aller chez moi et je m'endormis chez maman, avec mes bas, sans me décoiffer, sans écrire mon journal, sans prière.

Je pensais que tout est bêtise, que ça ne vaut pas la peine de se déchirer, mais à la première sortie, je changerai d'avis et je serai mille fois plus malheureuse.

Le lendemain, aujourd'hui je me réveille et me dépêche pour l'église. Il pleut ! Quel ennui ! Le carnaval est fiché, comme c'est dommage, comme je suis fâchée ! (robe bleue et cha-

peau bien).

Je vais avec Dina, en fiacre. Le landau est habillé pour le carnaval. Il y a très peu de monde. A la fin le baron vient me saluer et dire que:

- Nous renverrons le carnaval, je cours au comité et, si dans une demi-heure la pluie ne cesse pas, un crieur public avec une fanfare ira annoncer, etc. etc.. Ce pauvre garçon est si heureux de pouvoir dire nous renverrons ou nous arrangeons ! Il a raison, il n'a pas inventé la poudre mais il n'est pas poussière, c'est un jeune homme très brillant pour Nice. Il est aimable avec moi, et je m'étonne.

Mme Howard nous prie de venir chez elle à deux heures. Moi, Dina et Paul allons seuls chez les Filimonoff où nous restons presque une heure, ils sont très gentils; puis chez les Howard. Rien n'est changé, je me trompais, la seule chose qui existe c'est un peu d'envie de la part d'Hélène, je la pardonne sans peine. Tebbitt et Allen sont là. Au retour de chez eux j'expliquai à Dina tous mes griefs d'hier qu'elle partage et comprend admirablement.

Maman m'a trouvée très gracieuse comme j'étais assise, le waterproof demi-ôté, en chapeau. A quoi ça sert grand Dieu ! Dieu, Dieu, Dieu ! Ayez pitié de ma misère ! Faites-moi vivre, vivre comme j'aime !

Demain une nouvelle vexation ! Au square Masséna on a bâti des kiosques où les dames de la société vendront pour les pauvres. Une nouvelle humiliation, un nouveau malheur !