Bashkirtseff

Dimanche, 8 février 1874

Orig

# Dimanche, 8 février 1874

Je suis très en retard, mais je m'habille aussi vite que je puis et vais seule à l'église; j'entre en même temps avec le Bec, ce qui fait dire à la colonelle à maman qui était dans l'après-midi chez Mme Antonsky, que j'étais venue avec les Labanoff. Je prends Solominka avec moi, je vais chez Mortier, je ramène Solominka chez elle et je rentre. En attendant la voiture (robe brune, bien mais très fatiguée) je me promène dans le salon avec Machenka, elle parle de robes.

Maman et ma tante viennent prendre Dina et moi et nous allons à la Promenade.

Lambertye reparaît dans le monde, depuis plusieurs jours on ne le voyait pas; aujourd'hui il drives avec Chimay.

Le Bec est quelque part dans le Détroit. Sur le balcon du cercle de la Méditerranée sont étalés tous les membres. Lewin, Krassowsky, Jarochewsky, Lambertye et une quantité d'autres que je ne connais pas. Je voudrais savoir qui est celui que je compare avec le duc et qui en diffère, voyons que je m'exprime nettement. Si l'on prend une pièce d'étoffe, on la partage exactement en deux parties, qu'on donne la moitié pour en faire une robe à Garach et l'autre à Worth, et qu'on mette ces deux robes à côté l'une de l'autre. Voilà ce que sont ces deux hommes, l'étoffe est exactement semblable et la grandeur aussi... Il est aussi rouge, aussi grand, aussi roux et s'habille tout à fait comme Hamilton seulement: vous êtes Jean, vous êtes Jacques, vous êtes roux, vous êtes sot, mais vous n'êtes pas Jean-Jacques Rousseau

Nous rencontrons le baron qui vole sur un char à deux chevaux, il s'arrête avec grand bruit, court à notre voiture et remet les billets, il les aurait apportés chez nous, mais il a tant, tant, tant à faire avec ce carnaval "que nous avons arrangé" - qu'il n'a pas une minute.

Il a l'air de me regarder comme un ennemi, je le regarde aussi. Il n'est plus toujours avec le Bec. Nous conduisons ma mère et ma tante à la gare, de là nous allons avec Dina au London House commander quelque chose, et ensuite chez Rumpelmayer nous nous plaçons à la fenêtre dans la première chambre. Francia entre et j'ai rougi mais j'espère qu'il n'a pas vu car je faisais semblant d'examiner l'étalage. Puis la dame qui rit entre aussi. Cette année je la vois assez rarement.

A dîner la Hitchcock a fait comprendre qu'elle ne veut pas partir, elle est si insolente. Elle dit qu'elle veut nous voir

partir avant elle, et par plusieurs sorties et paroles on voit qu'il faut la chasser pour qu'elle s'en aille. Je n'ai jamais vu une créature aussi bête, dure, aussi dépourvue d'amour-propre et de toute compréhension et délicatesse.

J'ai un peu taquiné papa disant que je suis belle.

Je ne parle plus du duc de Hamilton parce que j'ai tout dit, j'ai dit trop. Il fallait l'enfermer dans moi-même sans le transmettre au papier par ce gribouillage.

Il fallait l'aimer et cacher cet amour de moi-même. Je suis assez folle pour me créer des amours dans les rues, de choisir des idéals, de les adorer et puis les pleurer. Est-ce assez bête ! Mais en vérité l'affaire de Hamilton a été très sérieuse. Boreel me plaisait, mais j'aime Hamilton. Il se détachait de tous les autres comme la prima donna se détache du chœur, depuis que je l'ai vu. Il était toujours un être particulier, extraordinaire et curieux pour moi. Surtout il était un grand original, extravagant. Il était une perfection; un duc anglais-parisien. Je ne l'aime plus mais je l'adore. Il est tout ce qu'il y a de mieux au monde; le seul animal que je pourrais aimer, le seul que je désire pour lui-même, le seul...

[Rayé: Tous les autres] Si même j'aimerais un autre, il restera toujours mon idole, mon idéal. Je regarde les autres comme des hommes, lui comme un dieu. Devant lui seul je me sens capable de m'agenouiller, lui seul je puis m'abaisser à aimer. Un autre peut m'aimer et je le regarderai toujours comme un inférieur, comme un esclave vers lequel je ne m'abaisserai jamais mais que je n'élèverai pas jusqu'à moi.

Lui que je considère comme une créature à part, un demi-dieu. Lui la perfection des perfections, il s'est marié avec une Anglaise. C'est défigurant [sic].

Nous verrons comment son union finira. Mais que m'importe !

Je suis folle, je l'aime et je l'aimerai.