Samedi, 7 février 1874
# Samedi, 7 février 1874
Ce soir nous avons "Hernani" que j'attendais tant. Allard vient à deux heures, il me coiffe, il se dépêche et il m'a encore coiffée comme je n'aime pas. Je ne sors pas à cause de la coiffure mais comme j'ai l'habitude de sortir, je vais au jardin, je passe trois fois toute l'allée up and down, je vois arriver Auguste, je monte en voiture et je vais jusqu'aux Anitchkoff sans chapeau. Brunet vient et je rentre.
A dîner j'ai défait ma coiffure, elle ne me plaisait pas. Je me coiffe comme toujours; assez bien (robe bleue adorable, bien) seulement le dos est un peu de travers. En général bien. Maman, ma tante et Dina ont de très belles robes aussi.
Pour arriver il faut suivre la file des voitures qui est sans fin; des flambeaux dans les rues, des gendarmes, des policemen enfin la parade est complète, je n'aurais pas plus fait pour moi-même. Des domestiques postés comme des statues de tous côtés, sur les escaliers, en un mot tout est en grande tenue, majestueux et beau
Nous sommes au cinquième rang, mais pas au milieu de la salle; de très bonnes places, presque les meilleures. La salle est on ne peut plus brillante. Tout ce qu'il y a de riche, de beau et d'élégant. La Souvoroff, sa fille et cette autre, la Galve avec mademoiselle et cette dame allemande sont de côté comme l'autre jour. La petite que j'aime est en mousseline blanche; elle est si gentille, si calme. Sa figure s'anime seulement lorsque son père la regarde, lui parle. Elle le regarde avec tant d'amour, lui aussi il a l'air bon. Ces dames ont de fort belles robes, surtout la Galve. Il y avait beaucoup d'hommes et comme j'aime. Vis-à-vis j'avais Furstenberg avec son espèce de tuteur [Entre les lignes: son père que je prenais pour un gouverneur] et deux espèces de tantes. J'ai mis des pantoufles, j'ai un petit pied et je le regardais. Il m'a semblé qu'il y avait une espèce de petit
banc mais d'une forme assez étrange avec lequel je jouais. Comme je me retournais vers Dina après avoir inspecté les loges, elle me dit:
- Qu'est-ce que tu as fait ? Voilà que tu as arraché son chapeau, lui le malheureux tire et regarde vers toi pour que tu lâches, mais tu ne regardes pas. Et en ce moment j'aperçois ce chapeau entre les mains de Furstenberg en un terrible état. Je ne savais que faire, j'ai rougi mais je ne me suis pas excusée. Il a vu mon embarras et a fait semblant de ne rien voir, ni le chapeau, ni ma personne. Seulement l'espèce de tuteur et une des tantes m'ont lancé un regard. Comme j'étais confuse, pensez seulement c'est un Allemand et avec une tante allemande !
Ma taille est serrée un peu trop dans ce corsage, et la taille me fait mal. Je désirais que l'acte finisse pour m'arranger, je n'en pouvais plus.
Mme Vigier a des costumes remarquablement beaux et riches et ils lui vont à ravir. Tous les autres artistes sont excellents.
On lui présenta un bouquet monstre des monstres, porté par quatre hommes sur des courroies et suivi de MM. Lewin, Prodgers etc. ensuite encore un bouquet monstre mais qui paraissait un enfant à côté du premier qui était incroyable. Encore une cinquantaine de bouquets jetés et présentés, six petites filles pauvres avec des fleurs et la première d'entre elles a dit un petit discours à la Vigier qui lui tendit la main que la pauvrette baisa. Enfin les effets et les parades étaient splendides. Les applaudissements n'étaient pas assez chaleureux. Sa voix a craqué plus encore depuis l'année dernière.
Dans l'entracte je sors dans le corridor avec Paul. Le corsage ne me gêne plus, il fait frais et bon... La Souvoroff sort aussi. Tous les hommes sortent.
- Quel est ce bel homme ? me demanda maman en montrant le baron Finot qui était derrière nous aux fauteuils.
- C'est Finot, pour lequel j'ai rougi pendant deux ans, un tel monstre car en vérité il me déplaît assez, une figure de Lavrov. Quel bel homme, sa femme sera heureuse, il est gentil, gros.
Nous sortons avec maman au deuxième entracte. On me regarde beaucoup, beaucoup trop même.
Comme je me demandais où pouvait être le comte de Lambertye, je le tenais pour parti, lorsqu'il paraît avec son
éternel sourire, passe deux fois me regardant closely, M. Gambart était devant moi et je soutins très bravement le sourire. MM. Barnola, Warrodel, Howard, Tebbitt et même le baron s'approchèrent de nous, ce dernier fort aimable aura l'honneur de nous apporter les billets pour le carnaval !
- Quelles superbes toilettes vous avez, Mademoiselle, et toujours nouvelles.
- Toujours simples, Monsieur, et les mêmes.
Tout le bataclan que j'aime est dans le corridor, chaque entracte j'y vais avec maman, comme j'aime. On commençait presque le dernier acte lorsque Mme Howard et Lise passèrent non loin de
nous pour partir, je vais les rejoindre.
Avant
cela, comme j'étais debout pour regarder, Mme Howard me vit, dit à Lise qui se leva pour me voir, Tebbitt se leva aussi;
j'ai salué avec grâce et nous nous regardâmes quelque temps souriant. Comme je voudrais avoir pour frère un garçon comme Tebbitt.
Pendant cette soirée deux fois je crois, j'ai touché involontairement la tête du petit Furstenberg, j'étais exaspérée, lui aussi je pense. Lambertye toutes les fois me regarde. En rentrant pour le dernier acte à la porte je rencontre Lucarini Bonjour, comment allez-vous, bien, adieu. Voilà les paroles que nous avons échangées. Lambertye était tout près, il passait aussi mais s'arrêta. En ce moment Paul :
- Qui est-ce ? Un Russe ?
J'étais toujours près de la porte (la première à droite) le dos tourné vers la scène et Paul vis-à-vis et Lambertye derrière Paul. J'ai parlé pour les deux:
- C'est Lucarini, [suite incompréhensible.]
J'étais obligée de lever un peu les yeux pour voir mon frère. Et cet animal souriait, à la fin lorsque je sentis que je rougirais, j'ai passé aux fauteuils.
C'est une ravissante, brillante et comme j'aime soirée. Seulement... seulement ma tante au lieu de rester à attendre dans l'antichambre, j'aime beaucoup attendre à la fin, elle nous entraîna courir après la voiture, que nous prîmes près de l'hôtel des Anglais. Cet incident m'a abîmé la fin et la dernière impression.
Tout le monde y était. Et du reste je suis très contente.
J'ai trouvé un bout de papier qui est glissé entre la page 102. [Il ne se trouve pas dans le carnet conservé à la B.N.F.]