Bashkirtseff

Vendredi, 23 janvier 1874

Orig

# Vendredi, 23 janvier 1874

Il ne reste qu'une minute et nous courons pour nous mettre en voiture. A Monaco tout le monde descend et on voit tous ces animaux happer les voitures. On ouvre les roulettes et nous assistons à cette cérémonie. Presque la première personne que je vois, c'est Mlle Hirschler, cette jolie Viennoise, l'amie de Sophie Warrodel. Je l'emmène déjeuner avec Paul et moi. Dans la salle tous ces animaux mangent et à peine nous pûmes trouver une table. Il fait chaud, comme aux courses (robe bleue, pas mal). Je voulais prendre Herminie Hirschler au Tir mais sa mère n'a pas voulu dépenser vingt francs disant que ça dure trop longtemps. Cochons ! Nous allons donc, nous trois, moi, Dina et Paul. Il n'y a que peu de monde, je commençais à m'ennuyer lorsque [Annotation: Je ne veux pas dire que je m'ennuyais et que Lambertye (il se nomme Edouard) s'est amusé, comme j'écrivais "je commençais à m'ennuyer lorsque" j'allais mettre arrivent les Galve etc. etc. mais m'étant souvenu de Lambertye qui était venu poser près de nous, et comme il était venu avant leur arrivée je voulus mettre les choses par ordre et j'ai écrit in sproposito] Lambertye vient de notre côté et passe assez près de nous; il y reste pendant longtemps. A deux heures et demie arrivent les Galve, Souvoroff, Centifolia etc. etc. Je suis rafraîchie, la princesse Souvoroff me demanda en russe:

- La chaise est-elle occupée ?

- Non, elle n'est pas occupée, je lui réponds. Alors elle m'a dit que le train était en retard, qu'elle était à l'église, on a chanté un Te Deum à l'occasion du mariage de notre grande-duchesse Marie. Elle était assise à côté de moi tout près de la barrière. Elle a appelé sa sœur, mais celle-ci dit qu'elle avait peur, que souvent des plombs arrivaient jusque là. Sur cela je dis à Mme Souvoroff qu'il était défendu de tirer de côté, ce qu'elle redit tout haut à la Galve.

- C'est fini maintenant, je lui dis.

- On dit qu'il y aura encore quelque chose.

Sa manière de parler me plaît fort, surtout lorsqu'elle est venue s'asseoir près de la barrière et dit: "Je n'ai peur de rien, moi !" Elle parlait tout le temps russe, nous avons encore échangé quelques paroles, la poule de consolation allait commencer et tout le monde se lève, marche et cause avant de se mettre en place. J'avais encore mes talons d'acier qu'on a beaucoup regardés. Vers quatre heures je rentre dans les salons, il y a tant de monde que je suis surprise et amusée. Pendant que maman jouait près d'une table et j'étais à côté d'elle, Mme Korsikoff jouait à côté de moi; longtemps elle m'a regardée avec de si bons yeux je tournai alors la tête vers elle et elle dit si gentillement, d'une si bonne voix: Vous êtes si gentille, si belle, j'étais confuse et je crois que je dis: Est-ce possible ?. Je l'aime, parce que je lui plais et qu'elle a l'air bonne. Le prince de Furstenberg m'a longtemps regardée au Tir, ce petit vaurien !

Qu'est-ce que j'ai donc, que tout le monde me regarde ? !! Nous avons retenu la table d'avance, nous sommes six à dîner, moi, maman, ma tante, Dina, Paul, Walitsky et Stiopa.

Lambertye est entré avec deux autres, mais il ne reste pas. M. Blanc donne un dîner à tous les tireurs, en bas au Tir aux pigeons même. Qu'ils sont heureux là ! Lambertye s'épanouissait, demi-couché sur un divan dans la première salle, entre une jolie femme qui est avec les Galve (elles sont parties à quatre heures) et la princesse Souvoroff. Voilà un laideron bienheureux.

Le soir je vais avec Dina et Walitsky regarder le feu d'artifice et l'illumination du Tir avec des lampions de couleur et sur le gazon en énormes lettres: 1874 - Sir W Call.

J'ai pensé que ça pouvait être duc de Hamilton... Je suis contente aussi d'aujourd'hui. Je vais revenir à Nice dans trois ans donner moi-même ce dîner des tireurs et le présider. Je montrerai bien ce que je suis avec le temps. Mais ce qui est terrible, chagrinant et affreux, oui affreux, c'est que tout est fini ! Je ne puis le croire encore. Et cependant c'est vrai ! plus rien cette année. Adieu les courses, les Tirs, Monte-Carlo, adieu ! Que je vous aime, et par vous-même et for the sake of associations !

Maintenant il faut me fourrer dans les feuilles desséchées et dormir jusqu'à ce que mon soleil reparaîtra comme les tortues.

Je leur montrerai bien à tous ces bataclans, que j'aime, ce que je suis. Chers bataclans, que vous êtes charmants ! Vous êtes ce que j'aime le mieux, adieu adieu ! Non, au revoir !!!

Il y avait quelques connaissances avant le départ du train de cinq heures. D'ailleurs j'étais un peu comme j'aime, un peu seulement.

La princesse Souvoroff est très belle, l'année dernière je ne l'avais pas assez vue. Centifolia est adorable mais aujourd'hui un peu misérable.

J'aurais tant aimé voir les bourreaux des pigeons, nous descendîmes jusqu'à l'avant-dernière terrasse où il y avait L'entrée au public est interdite.

Un jour, un jour viendra où, par toute la terre, mon nom s'entendra à l'égal du tonnerre, les bataclans tremblants dessous mes lois, mes salons deviendront l'ambition des rois.

Mais tous les hommes me regardent. J'aime la robe bleue, j'ai une taille si mince avec elle.

Nous retournons par le train de huit heures comme la plupart. Nous allons au London House, je mange du saumon fumé et une adorable poire et je rentre laissant maman, ma tante, Paul, Walitsky, Mlle Kolokolzoff à souper.

[Dans la marge: Qu'on ne se moque pas que je nomme bonheur ce qui ne l'est pas. Maintenant, pour moi, c'est du bonheur. J'entends bonheur tout autrement que les autres. Les détails font le tableau.]