Bashkirtseff

Mercredi, 14 janvier 1874

Orig

# Mercredi, 14 janvier 1874

Je suis paresseuse, je ne me lève qu'à huit heures, il faut changer cela autrement je m'encanaille. Rien n'a abîmé la journée d'aujourd'hui, tout était bien et calme.

A dix heures et demie nous nous rendons à la gare, notamment moi, maman, ma tante, Dina, Machenka, Stiopa, Walitsky et Paul. Le soleil brûle (robe bleue, chapeau brun, bien). Nous prenons nos billets à la gare, chez Chauvain. Il n'y a pas une dame mais les tireurs s'assemblent, Saint-Clair, Lewin, Salting, le bon Merck, il a l'air le plus comme il faut entre toute cette canaille, seulement ses dents... il ne serait pas mauvais d'ouvrir la bouche à tous ceux qu'on connaît et d'examiner les dents, puisqu'on le fait aux chevaux; en prenant d'une main par le nez et de l'autre par le menton. M. de Galve bien que âgé est encore mieux que tous ces cochonnets, il a l'air noble et grand seigneur. Trehern est aussi bien mais passé, quant aux autres, ce sont des perruquiers travestis. Lambertye vient aussi dans son long manteau-robe de chambre. Pour éviter ses yeux de serpent je me place dans le compartiment. Tout le monde descend à Monaco, nous prenons une voiture, je vais droit à l'hôtel déjeuner. Tous les tireurs s'y réunissent aussi pour déjeuner, mais comme dans notre famille on ne peut pas faire bien, tout le monde se sépare et nous restons seulement trois au restaurant: moi, Dina et Machenka.

J'aurais donné je ne sais quoi pour être avec ce bataclan béni de Dieu. Je ne comprends la vie qu'avec des hommes, les jupes me rendent sick. Il m'a semblé que le singe a parlé de moi à un homme qui était à côté de lui, car il lui parlait et me regardait. Depuis quelques jours ce singe me paraît détestable. Paul vient et nous sortons; cette malheureuse Dina avait peur de passer en avant à cause de cette table de tireurs qu'il fallait passer, mais je suis la plus brave surtout où il n'y pas de quoi être brave et je passe en avant. La tête de Lambertye sans chapeau est chauve et représente un clou.

Dina reste avec maman et nous ne sommes que trois, moi, Machenka et Paul; et tant mieux, ce serait affreux trois jupes et un misérable pantalon. Je n'ai jamais assisté au commencement du Tir, c'est la première fois aujourd'hui. Je me place entre les colonnes car le soleil est brûlant. Mais je regarde le ciel et tout à coup j'aperçois quelque chose comme un cheval dans les airs, ce n'est qu'après quelques minutes que je peux savoir que c'était un ballon en forme de vache. Puis nous changeons de place, nous nous mettons au premier rang, mais avec le train d'une heure le Tir se remplit, lady Falkner qui est devenue vraiment jolie vient, ensuite les Galve en gris, elles se mettent entre les colonnes que je venais de quitter.

Le premier prix a été gagné par M. Pooool je ne sais pas son nom, mais il prolonge tellement son pull que je le nomme ainsi. Le deuxième par le baron de Saint-Clair, le troisième était le prince de Chimay, le quatrième M. Joe Norris un des meilleurs tireurs a manqué deux fois ce qui entraîne la mise hors de concours. Lorsque j'étais encore entre les colonnes Soria me salue et vient me parler, puis il regarde le programme que je tenais et s'approche si près qu'il me touchait. Je ne savais que faire, je lui tendis le programme. C'est un homme qui pense être un dieu, tout le monde doit l'adorer et son toucher seul rend heureux. Avec tout ça, c'est un marchand de vin et un chanteur, et pas le moins du monde beau, je lui préfère même... même Lambertye.

Mais je suis contente que le duc et la duchesse de Hamilton ne soient pas là, j'en mourrais d'horreur.

Le Tir a été assez brillant, Mme Korsikoff, ce gros cocher est venu grimacer et crier son vilain français. Pauvre pigeon, pauvre pigeon !

Mais c'est l'chien que j'admire, c'est l'chien qui est admirable, pauvre pigeon. Quelle horrer ! Oh j'avais envie de lui demander pourquoi elle vient si les souffrances du Pauvre pigeon ! lui font tant de mal ? Les sensibilités insensibles me révoltent.

Nous avons encore une heure dans les salles; maman m'a présenté Lewin, il dit que l'année dernière il me donnait seize ans ! Quel miserere ! Mais pour lui parler j'étais obligée de lever les yeux comme en prière tant il est grand. J'ai aussi fait connaissance de Mme Dachkevitch, femme sympathique.

Nous descendons et à quelques pas du casino le comte de Lambertye monte, ridicule comme, comme lui. Dina dit:

- Rencontre agréable.

- Très agréable.

Cependant il n'a pas osé trop me regarder, j'étais avec maman.

Je suis contente d'aujourd'hui, je voudrais plus vite être grande pour avoir un bataclan avec moi, voilà comment je vivrais, vivre à Paris ou à Londres selon les circonstances et venir un mois à Nice folichonner avec un grand bataclan choisi.

Organiser des soupers à quatre pattes et toutes sortes d'admirables bêtises. Mais, mais... le mari. Car toutes mes fantaisies ne peuvent pas se réaliser, je ne trouverai pas un mari qui sera mon amant. Ce sera peut-être un bourru, une block head, un entêté qui prétendra faire ce qu'il veut, ne pas me laisser faire mes fantaisies.

Explication:

Ce n'est qu'aujourd'hui que je compris tout l'embarras d'un mari. Un mari ! Un frein dans tous les plaisirs, un mari ce qu'on nomme classiquement un mari ! Aï ! aï ! aï ! Je n'y pensais pas. Car je ne trouverai pas un mari tel quelle femme je serai. Tous ces messieurs s'amusent et font le diable à quatre et ne se marient que lorsqu'ils sont lassés, usés et blasés ! Ils se marient pour se reposer les misérables, ils veulent la vie domestique (Explication): ils veulent qu'on fasse leurs volontés, les chiens ! les hippopotames, les cochons !

Ce qu'ils admirent en une autres ils le blâment en leur femme, ce qui est très simple dans une autre est une extravagance pour la femme. Et ce sont ceux qui ont fait le plus de bêtises qui sont les plus sévères ! Un bijou de cent mille francs pour une actrice est chose facile et ordinaire et cinq mille francs pour sa femme est une extravagance. Ils iraient à quatre pattes depuis l'Arc de Triomphe jusqu'aux Tuileries pour une maîtresse et ils diront que c'est difficile et ennuyeux de sortir avec sa femme en voiture... en landau !

Les brigands...

Mais... mais... ce sont des vérités bien vieilles, bien connues que je dis là ! Et moi, oh ! pauvre bête ! Je croyais que je disais quelque chose de nouveau, de fort.

Miserere, triple Miserere !